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chaise de l’enfant. Il y a aussi son ayah, une de ces graves et tendres nourrices de l’Inde (visage classique de bronze, joyau à l’aile du nez, prunelles de velours), qui prennent facilement devant ces petits la posture de l’adoration : il les chantera un jour, les sombres nourrices indigènes. De la bouche de celle-ci, il apprend, et plus vite que ses parents ne le forment à l’anglais, les mêmes mots que parlent les bébés nus du bazar, les mêmes chansons où reviennent les noms de Shiv et de Hari, les mêmes contes où le Tigre, mangeur d’hommes, s’appelle Shere Khan. Pour promenade, aux heures les moins chaudes, il a les allées et les bois de cocotiers qui fusent, verts et lisses, comme des herbes prodigieuses, et puis la plage où s’écrasent les splendides houles, où les Parsis, au lever et au coucher du soleil, les pieds dans l’eau chargée de reflets rouges, viennent adorer l’Astre. Parfois, à la brusque aurore (clameur énergique des corbeaux gris, à cette heure-là, tandis que la ville s’anime sous des fumées roses) on l’emmène au merveilleux marché aux fruits. L’ayah est catholique : souvent, au passage, on pénètre sous un porche marqué d’une croix, et l’on s’agenouille devant la statue de Beebee Myriam (la sainte Vierge), — ce qui n’empêche pas (telle est l’Inde) de s’arrêter plus loin devant quelque sanctuaire de Ganesh obèse, à trompe d’éléphant, dont on pare dévotement le cou d’une guirlande de fleurs jaunes. Ainsi, à cinq ans, un petit Anglo-Indien est à son aise au milieu de plusieurs religions. Cependant, mêlé à la foule indigène, il entend les conversations de philosophie vécue, naïvement sagace, qui l’initient tout de suite, comme Kim, comme tous les marmots de l’Inde, à tout ce que l’on tient si longtemps voilé aux enfants d’Occident. Plus tard, il ne se rappellera pas avoir jamais ignoré ces mystères. Voilà deux traits qui expliquent certaines singularités de l’œuvre de Kipling. Devant les religions différentes, et plus évidemment encore devant les questions de sexe, son attitude n’est pas celle de ses compatriotes. Elle a même, en des années encore victoriennes, commencé par scandaliser un peu les Insulaires. Il leur restait à le connaître pour le plus rigoureux poète du devoir.

Sans doute, à Bombay, l’enfant apprend d’autres choses, dont le souvenir sera profond. Il voit les beaux soldats de la Reine. Il voit les cipayes qui présentent aux Européens les armes. Il voit dans les bazars, autour des temples, des étangs