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c’est bien ainsi que lui-même, dans son langage allégorique, il y a vingt ans, s’est défini : « J’étais chanteur de mon clan dans la trouble et rouge aurore de l’Homme. — Je chantais tous nos combats et nos craintes, et tout ce que nous sentions. — Oui, je chantais comme je chante aujourd’hui. » — Et quand il a dit cette mystérieuse existence antérieure, il ajoute : « Alors le silence se referma sur moi, jusqu’à l’instant où Ils me revêtirent d’une nouvelle enveloppe, — chair plus blanche, plus faible, sur de plus frêles os, — et, sous le doigt du Temps, je sortis à la lumière, de nouveau chanteur d’une tribu[1]. »


I. LES INFLUENCES DE JEUNESSE

Comment reparait-il, ce chanteur ? Par quels croisements de leurs fils les Destinées le ramènent-elles en l’adaptant à son clan d’aujourd’hui — un clan qui se disperse sous tous les cieux du monde ? Il faut en prendre une brève idée. On comprend mieux cette poésie si diverse en son unité, ce qu’elle signifie non seulement dans l’histoire de la littérature anglaise, mais dans l’histoire anglaise, si l’on voit d’où vient Kipling, et le mode à part de sa formation.

Ce n’est pas un Anglais d’Angleterre, c’est un Anglais de l’Empire. La lumière à laquelle se sont ouverts ses yeux est celle de l’Inde : il est né à Bombay (1865), « entre les palmes et la mer. » Une nature, une humanité étranges l’enveloppent et le prennent tout de suite. Imaginez un petit garçon pâli par la moiteur de serre du grand port asiatique. Il grandit en quelque bungalow, sous les franges des hautes palmes où les perroquets sont nombreux comme des fruits, où les lucioles, à la tombée subite de la nuit, semblent d’errantes, flottantes étoiles. Comme tous les enfants anglo-indiens, il vit beaucoup avec les serviteurs de la maison : Hindous et musulmans hiérarchisés, blanc vêtus, pieds nus, et dont la salutation est si grande et cérémonieuse. Sans doute, il y a le sien (body servant), spécialement attaché à sa personne, marqué entre les yeux des signes jaunes et blancs de Vichnou ou de Siva, et qui, suivant l’usage, se tient debout, aux repas, derrière la haute

  1. In the Neolithic Age, dans les Seven Seas.