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angoisses — car tel est ici l’ordre de l’histoire. Dès le début, vers 1890, elle est clairement orientée par l’idée de l’événement auquel tend obscurément le monde.

C’est hier, en 1919, que Rudyard Kipling, qui, depuis quinze ans, n’avait donné aucun recueil de vers vraiment nouveaux[1], en a réuni la dernière partie, la plus émouvante de toutes ; et il y a quelques semaines, il la rassemblait tout entière, cette œuvre, en un seul volume (près de huit cents grandes pages). L’impression fut profonde en Angleterre, où l’opinion, comme ailleurs, tend à fixer un artiste à un métier. Kipling avait pour métier de conter. On savait bien qu’il était poète à ses heures, que de loin en loin, aux jours fastes et néfastes, par des strophes publiées en quelque grand journal, il avait remué son pays jusqu’en ces dessous populaires que l’art atteint peu. Mais le public anglais, d’esprit jeune, ne cultive pas ses émotions, et vit dans la minute présente. Ce fut comme une découverte quand, au lendemain de la guerre, apparurent, liés, soutenus, expliqués les uns par les autres, les poèmes de toute une vie. D’abord le destin accompli leur prêtait des significations et des valeurs nouvelles. On admirait que Kipling eût pressenti, annoncé le danger de si loin ; on s’étonnait de cette certitude, d’une si persistante, insistante divination ; on parlait d’un don de seconde vue, — moins surprenant peut-être, pour qui se rappelait la faculté visionnaire, le pouvoir du vates, déjà révélé par tant d’inventions du prosateur. Surtout, à la lueur tombante et rouge encore des flammes qui venaient de désoler le monde et de menacer le pays de si près, le sens général de l’œuvre s’éclairait. On en reconnaissait la continuité, la logique, la ferveur de plus en plus pressante, à mesure qu’avait approché « le Jour, » — toute la haute valeur pratique, vitale, pour l’Angleterre, pour l’ensemble des peuples anglais. On comprenait que l’âme d’où cette poésie avait jailli, reflétait, concentrait en soi la vie et la conscience d’une certaine famille humaine, que, pour les aventures, efforts, triomphes, périls de la famille anglaise, elle n’avait cessé de se passionner, —.et de cette passion sans doute sa clairvoyance s’est accrue. Aux Anglais, Kipling pouvait apparaître vraiment comme le poète des Anglais. Et

  1. Les Songs from Books (Toronto 1912, Londres 1913) réunissaient des chansons qui font partie des contes et nouvelles, par conséquent déjà publiées en volumes et connues de tous les lecteurs.