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du Miroir de la vie ait un sens si vif et si profond de la terre et du terroir. Il a eu beau courir l’Europe, se provoquer à l’admiration devant les chefs-d’œuvre étrangers, entonner son hymne devant les gloires consacrées du monde de l’art, il a gardé son cœur pour son pays natal, — et non pas seulement le pays de France, de la France centrale où il est né, mais de son canton, de son coteau de l’ilermitage, en face des âpres Cévennes et du Rhône retentissant.

Sa meilleure chanson, c’est encore celle qu’il a chantée pour célébrer les fruits et les vins de sa terre. Titien avec toutes ses fresques et toutes ses grandes compositions décoratives ne l’a peut-être pas autant ému que notre Chardin avec ses petits tableaux d’intérieurs ou de natures mortes, dont le goût est si purement français. Et peut être que les glaciers de l’Engadine et la Colline de Fiesole ne lui ont rien inspiré de plus senti, et, au fond, de plus lyrique, que tels passages où ce gentilhomme fermier pindarise sur les poires de ses espaliers et les bouteilles de sa cave…

Faut-il rappeler aux lecteurs de la Revue ces lignes toutes frémissantes d’émotion et d’un enthousiasme presque sacré sur « la vieille bouteille française, — pansue, mal coiffée, la bague mise de travers, toujours une épaule plus haute que l’autre, dissymétrique à plaisir, faite d’une pâte trouble, épaisse, à peine translucide, et qui ne livre pas, d’abord, son secret. Vénérable et comique, avec sa petite collerette portant son nom et son âge, fière de sa vi’eillesse, fière de son terroir, cachant aux cavités ombreuses de son cristal, la vertu des soleils éteints et des comètes disparues, elle annonce aux hommes ce qui ne se fait pas en un jour et ce qui ne se fait pas n’importe où, mais ce qui demande la collaboration des années et d’un coin de terre choisi. L’ouvre-t-on, voici que remonte des profondeurs du passé, le parfum subtil et pénétrant des automnes… Gardienne des soleils qui se sont éteints, des chants qui se sont tus, des parfums qui se sont envolés, elle transmet mystérieusement aux cœurs des vivants la force et la joie, la chanson et la gaîté des cœurs qui ont cessé de battre. Comme la messagère classique des naufragés d’autrefois, elle apporte aux jeunes hommes debout et prêts à partir sur les rivages de la vie le nom du lieu et du jour où elle fut confiée à l’océan des âges par les générations englouties. Elle