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une sorte d’entraînement que subissait quiconque approchait de ce puissant esprit, lui a communiqué quelque chose de son tour oratoire, du large mouvement qui animait ses grandes synthèses d’idées, et même, par-ci par-là, quelque chose de sa phraséologie archaïsante.

Les brillants causeurs que Robert de la Sizeranne rencontrait chez M. Taine ou chez Melchior de Vogüé, il les retrouvait en Riviera, à Hyères, à Coslebelle, chez M. Paul Bourget, ou à Cannes, à Nice, au Cap Martin, chez des hivernants assidus de la Côte d’Azur. Il est lui-même un des fidèles de la Côte. J’oserai même dire qu’il s’y plaît mieux, qu’il s’y trouve plus chez lui qu’à Paris. Il y avait là un danger pour lui, un grand danger. La Côte d’Azur est devenue non seulement le symbole, mais l’inspiratrice de toute une émolliente et conventionnelle esthétique. C’est un paysage pour Anglais, — je dis la « Côte d’Azur » touristique, et non l’admirable côte provençale : il faut soigneusement distinguer ! Oui, un paysage pour Anglais, truqué à souhait, peigné, ratissé, décoré de plantes vertes, et si propre, si propre ! C’est le pays des mimosas, des faux palmiers, des cactus et des agaves, — des villas polymorphes et polychromes, des casinos, des vegliones et des batailles de fleurs. Les personnes qui habitent ces villas si propres ont un goût fâcheux pour un art qui est, lui aussi, très propre, et pour une nature plus propre encore. Cette nature émondée et endimanchée, sous prétexte de la rendre à sa pureté originale, je crains bien qu’elle n’ait été parfois, — par exception, — la nature de Ruskin lui-même… Je lis, par exemple, chez Robert de la Sizeranne, cette description d’un thé, — un thé chez Ruskin, s’il vous plaît. « Ce soir-là, le premier que nous passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées par les rayons obliques du soleil couchant que reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin) s’assit à sa place derrière une fontaine à thé, d’argent, tandis que le maître de la maison, tournant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de froment et des gâteaux écossais en couronnes et en croissants craquants ; et une truite du lac et des fraises, telles qu’elles croissent seulement sur les pentes de Brantwood. Étaient-ce là des coupes de thé seulement ou des coupes de fantaisie, de sentiment, d’inspiration ?… »