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un passant très pressé, qui ne se sent pas tout à fait à son aise, et qui cache mal sa hâte de partir ailleurs.

Il se peut que je me trompe, que ce soit là une impression toute personnelle et involontairement tendancieuse. Mais l’auteur de Ruskin et la religion de la Beauté me semble beaucoup plus chez lui dans le hall de quelque hôtel cosmopolite, ou dans une villa de la Côte d’Azur. En tout cas, nulle part, je ne l’ai trouvé aussi brillant que dans cette petite cour d’amis intimes, de gens du monde, de voyageurs notoires ou illustres que Mme  Henri Germain avait su grouper autrefois, à Cimiez, dans sa villa Orangini. On ne reverra plus, je le crains fort, des « chambrées » comme celles qui se réunissaient en ce temps-là. C’était avant la guerre, sous les ombrages de l’hospitalière villa. Des personnes venues des régions les plus opposées du monde politique, littéraire, artistique, ou proprement « mondain, » s’y rencontraient miraculeusement, tout étonnées de dîner côte à côte. Un jour, c’était le tsar de Bulgarie, qu’on appelait alors « le prince Ferdinand. » Une autre fois, c’était M. Léon Bourgeois, ou M. Gabriel Hanotaux, ou M. l’ambassadeur Bihourd, à moins que ce ne fût M. l’ambassadeur Lozé, — ou Sarah Bernhardt, ou Mgr  l’évêque de Monaco, ou M. Gustave Le Bon, le comte d’Harcourt, M. Ferdinand Bac, Mlle Hélène Vacaresco, M. Paul Adam, M. Binet-Valmer, M. André Hallays, — et combien d’autres seigneurs de plus grande ou de moindre importance !…

Car on n’échappait point à Mme Germain, pour peu qu’on eût son quart d’heure je ne dirai pas même de célébrité, mais de simple notoriété, qu’on eût un talent, ou une supériorité quelconque, fût-ce comme joueur de bridge. Au saut du train, on était happé par des émissaires vigilants et requis de venir déjeuner à Orangini. Ce déjeuner était une sorte de tribut obligatoire, de droit de péage, que l’on devait acquitter, en franchissant le Var, par devant la divinité du lieu. On se laissait faire bien volontiers cette douce violence) car on pouvait être sûr d’avance de ne jamais s’ennuyer chez Mme Germain, tant cette incomparable maîtresse de maison excellait à grouper les plus intéressants convives et à les mettre en valeur.

D’habitude, elle recevait dans une véranda chauffée comme une serre, dont les parois vitrées s’ouvraient sur d’admirables perspectives végétales, toutes fleuries de roses grimpantes et