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Toute la vie de Pierre le Grand est une lutte contre l’asiatisme, mais avec des armes et une conception du gouvernement elles-mêmes empruntées à l’Asie. Le plus autocrate des princes contraint ses sujets d’adopter les outils et les modes de la civilisation occidentale, mais l’européanisation de la Russie est tout extérieure ; elle ne touche qu’aux apparences du gouvernement ; elle ne change que le décor de la vie sociale. Pierre le Grand a pu faire sauter les bonnets à la tartare, couper les barbes et souvent les têtes, donner à sa cour, à sa capitale nouvelle, à son aristocratie, à ses fonctionnaires même, un aspect européen, il n’en a pas modifié le caractère original et foncier. Dans sa chasse à l’asiatisme, il a rencontré des résistances obstinées et comme son fils, le tsarévitch Alexis, incarnait un retour offensif de l’ennemi, il ordonna son supplice ; mais malgré toute sa géniale intelligence et son énergie sauvage, il n’a pu faire pénétrer ni dans l’âme de son peuple, ni même dans son propre cerveau, ce qui donnait à l’Europe, de Louis XIV et de Louis XV tant de siècles d’avance sur la barbarie moscovite, c’est-à-dire l’idée latine, catholique et française de la valeur de l’individu, du devoir des princes à l’égard de leurs peuples, de la sujétion de tous à la règle morale et divine : Europe signifie loi, Asie veut dire arbitraire.

Après Pierre le Grand, les Allemands se jettent sur la Russie pour l’exploiter ; la cour d’Anna Ivanowna est un mélange de barbarie orientale et de mauvais goût germanique. Les tsars ou tsarines du XVIIIe et du XIXe siècle continuent, avec plus d’énergie brutale que de méthode, l’effort d’européanisation commencé par Pierre le Grand ; l’écorce du grand arbre russe prend des teintes exotiques, mais le cœur du bois n’est pas pénétré et garde sa rigidité ; la même sève orientale y circule parce que les racines plongent dans le même sol. Les institutions occidentales que les tsars tentent d’acclimater s’étiolent ou se faussent. Pour faire cesser le contraste pernicieux d’une classe supérieure qui s’est adaptée à la civilisation européenne et d’un peuple resté à demi asiatique, certains tsars ont trouvé commode d’implanter chez eux la bureaucratie et le caporalisme à la prussienne ; cette combinaison, favorisée par les barons baltes, les aventuriers et les commerçants allemands, mit au service de l’autocratie des instruments plus perfectionnés et plia les peuples sous une discipline