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grossière nourriture. » La brillante civilisation slavo-byzantine, dont le centre de rayonnement était à Kiew, fut anéantie ; les villes se dépeuplèrent, car les Tatars vivaient sous des tentes de poil ou dans des villages de bois. Ainsi l’effort heureux des premiers siècles de l’histoire russe fut détruit par une nouvelle poussée barbare, par une offensive de l’Asie.

Avec le temps, l’Empire fondé en Russie par les épigones du Tchinguiz-Khan, restauré par les lieutenants de Timour, alla s’affaiblissant et se disloquant, moins sous les coups des princes chrétiens slaves que par l’incapacité des peuples turco-mongols à dépasser un certain stade de civilisation. Les petits despotes russes, qui baisaient l’étrier d’or du Khan des Tatars, étaient en fait à peu près indépendants dans leur fief et finirent par s’émanciper complètement. « Les princes de Moscou, écrit l’historien Karamzine, prirent l’humble titre de serviteurs des Khans, et c’est par-là qu’ils devinrent de puissants monarques. » « Les premiers tsars de Moscovie furent les descendants politiques non des princes russes, mais des Khans tatars ; » Alfred Rambaud, qui cite ce jugement de Wallace, ajoute : « Les principautés russes auraient sans doute fini par se fondre dans une même domination, mais l’unité russe se serait faite, comme l’unité française, sans détruire entièrement les autonomies locales, les privilèges des villes et les droits des sujets : c’est l’écrasement sous la domination mongole qui a étouffé tout germe de liberté politique. » Il suffit de comparer les conceptions russes de la monarchie et du gouvernement avec celles des autres peuples slaves plus occidentaux, plus européens, pour mesurer toute l’épaisseur de limon asiatique que les débordements périodiques du lointain Orient ont déposé sur le sol russe.

Depuis l’élimination progressive des dominations mongoles jusqu’à Pierre le Grand, la Russie garde son caractère et son décor asiatiques. Despotisme sans frein, tragédies de famille, atroces cruautés, réclusion des femmes dans le terem, longues robes de soie et de fourrure, barbes et bonnets, tout cela c’est l’Asie et c’est aussi Byzance ; mais Byzance elle-même était plus asiatique qu’hellénique, si bien que la Russie est en quelque sorte au confluent d’un doublé courant de corruption et de barbarie asiatique dont l’un vient du Bosphore et l’autre de la Mongolie et du Turkestan.