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vous ai toujours aimée malgré les orages qui ont ravagé ma vie… Ne me prenez pas pour un homme bizarre qui est le jouet de son imagination. » Pour qui le prendre ? Et la vieille dame est charmante, qui répond : « Je ne suis plus qu’une vieille et bien vieille femme. Depuis vingt ans que j’ai perdu mon meilleur ami, je n’en ai pas cherché d’autre. Depuis le jour fatal où je suis devenue veuve, j’ai rompu toutes mes relations, j’ai dit adieu aux plaisirs, aux distractions, pour me consacrer tout entière à mon intérieur, à mes enfants. C’est là ma vie depuis vingt ans. Tout ce qui viendrait en troubler l’uniformité me serait pénible et à charge. » Elle ajoute : « Je crois devoir vous dire qu’il est des illusions, des rêves, qu’il faut savoir abandonner quand les cheveux blancs sont arrivés… Vous êtes encore bien jeune par le cœur ; pour moi, il, n’en est pas ainsi : je suis vieille tout de bon. » Cette jolie lettre, Berlioz l’aurait détestée, s’il n’avait eu la gentille partialité des véritables amoureux : il l’appela « un chef-d’œuvre de triste raison ; » et la raison n’était pas exactement son affaire, mais il goûtait l’amertume de la tristesse.

Il ne s’aperçut pas qu’une vie poétique mieux réussie que la sienne était la vie de sa tranquille Estelle. Sans le vouloir, sans y songer, cette simple femme, belle jadis, fine et sensible, avait trouvé sa poésie dans la douceur et la docilité. Lui, ses révoltes le laissaient tout éperdu.

Seulement, c’est trop facile de dire que toute poésie comme toute sagesse est dans l’obéissance et l’abnégation. La vie exemplaire de la bonne Mme Former tire sa beauté d’un renoncement qui a besoin d’être, pour ainsi dire, attesté par les tentatives contraires. Il faut que le plaisir de vivre soit auprès de la vie sans plaisir ; et la pénombre n’est douce que par le voisinage de la lumière. Un Berlioz est de ceux qui portent témoignage pour une ardeur à vivre sans laquelle, en vérité, perdraient leur prix la vie elle-même et aussi les vertus de sacrifice. Il a vécu avec un zèle un peu extravagant. Sa crédulité est absurde et magnifique. Ses déceptions ne prêtent point à rire : elles sont les emblèmes, parfois poussés jusqu’à l’inquiétante caricature, des nôtres ; et nous sommes engagés dans la lutte qu’il a soutenue contre la brutale réalité. Il ne pouvait pas n’être pas vaincu ; mais, si la vie l’a surmonté, elle avait tort. Et enfin son génie marque le dernier point.


ANDRE BEAUNIER.