Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/700

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adroitement combinées, de perpétuelles déceptions le détraquent de jour en jour. Alors il crie ; il invective contre ses ennemis, contre ses rivaux, contre ces u oiseaux de basse-cour, » les seuls qui trouvent à vivre « sur leur fumier ; » car il est un « oiseau de proie, » qui cherche sa vie au loin, qui ne la trouve nulle part.

Il est un peu déplaisant quelquefois, dans sa jeunesse, à cause d’un orgueil, sans doute légitime, et qui tourne à la fatuité presque sotte ; à cause de la chimère dont il nourrit son déplaisir, et qui trop souvent tourne à la bouffonnerie ; à cause d’une exubérance, qui est celle de son génie, et qui pourtant fatigue l’amitié. Mais il est admirable et pathétique et digne de tendresse, dans sa vieillesse, quand tout le mensonge se défait ; quand il est aux prises avec tout ce qui lui reste, la réalité qu’il parvenait à ne pas voir et qu’il doit consentir à subir ; quand il se désespère et n’attend plus que de mourir. Vieux avant l’âge, il s’enfonce dans son chagrin. Sa seconde femme, une chanteuse un peu espagnole, Marie Recio, est morte. Elle l’avait importuné, le plus souvent : il la regrette. Et il est seul. Au cimetière, où il passe de longues heures presque tous les jours, il rencontre une jeune femme, très jeune, qui a pitié de lui, pleure avec lui. Un jour, comme il est triste plus que jamais, Legouvé lui demande : « De quoi vous plaignez-vous ? Elle est jolie, elle est jeune, elle vous aime… » Et lui s’écrie : « Mais il y a que j’ai soixante ans ! — Qu’importe, si elle ne vous en voit que trente ? — Regardez-moi donc : ces joues creuses, ces cheveux gris, ce front ridé. Parfois tout à coup, sans cause, je tombe assis sur un siège en sanglotant. C’est cette affreuse pensée qui m’assaille. Elle le devine. Alors, avec une angélique tendresse, elle me prend la tête entre ses mains ; et je sens ses larmes qui tombent dans mon cou. Malgré cela, toujours retentit dans mon cœur cet affreux mot : j’ai soixante ans ! » C’est de vieillir ; il ne sait pas. La vieillesse n’était pas dans son programme de la vie poétique. Et, devant les ruines de sa jeunesse, il gémit.

Au Conservatoire, un dimanche, on applaudit sa Béatrice ; on l’applaudit mieux qu’autrefois. Il est content et, bientôt, songe que le public déteste les vivants et, en l’applaudissant, le traite comme un mort. « On me découvre ! » C’est trop tard… « Ah ! .si je pouvais vivre encore un peu ! » Il voudrait mourir ; et vivre le tente.

Jadis, quand il était enfant, à la côte Saint-André, quand il avait une douzaine d’années, il a vu Estelle Dubœuf, une jeune fille de dix-neuf ans, belle et distinguée, et dont le sourire était doux. Il lisait alors, parmi les livres du chevalier de Florian, cette