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violents pendant une heure. Je ne sais qui m’a retiré ; on m’a cru tombé par accident des remparts de la ville. Mais enfin je vis ; je dois vivre pour deux sœurs dont j’aurais causé la mort par la mienne, et vivre pour mon art. » Bref, il a renoncé à tuer Camille et la mère de Camille ; il a renoncé à deux meurtres et finalement s’est contenté d’un suicide. Encore le suicide n’est-il qu’un suicide manqué. Encore le suicide n’est-il qu’une agréable imagination : car il a eu grand soin de ne pas tomber des remparts, de ne pas se jeter à la mer ; et ce qu’il écrit à M. Horace n’est rien du tout qu’un mensonge qui ornera son personnage romanesque. Il ajoute : « Quoique je tremble comme l’entrepont d’un vaisseau faisant feu de bâbord et de tribord, je viens m’engager sur l’honneur, devant vous, à ne pas quitter l’Italie ; c’est le seul moyen de m’empêcher d’accomplir mon projet… » Son projet de suicide ; mais il ne perd pas la tête : « J’espère que vous n’aurez pas encore écrit en France et que je n’aurai pas perdu ma pension. » Ça l’ennuie de terminer sa lettre ainsi. Et il recommence : « Adieu, Monsieur… La lutte entre la vie et la mor-est encore terrible. -Mais je resterai debout : je vous l’ai juré sur l’honneur. » Il signe ; et il ne se tient pas d’ajouter, positivement : « .Veuillez me répondre à Nice un mot pour m’instruire sur le sort de ma pension. » La vie poétique ou l’anéantissement ! disait-il. Et il a trouvé, par la fiction d’un suicide, le moyen de concilier la vie et la mort, la poésie et la réalité.

Cette comédie n’est pas la seule qu’il ait organisée afin d’arranger poétiquement son personnage et sans désastres. Quand il est sur le point d’épouser Mlle Smithson, elle lui résiste : et il ne l’assassine pas. Mais il a des intentions magnifiques de l’étrangler : et il ne l’étrangle pas ; de se tuer : et il ne se tue pas. Il devient, une espèce d’Antony, tout plein, sinon de pusillanimité, de précaution. Mais il n’est pas sûr de ne pas étrangler son amante ; il n’est pas sûr de taire grâce à lui-même : cette incertitude lui suffit. Sans les inconvénients derniers, il réussit à vivre assez tragiquement. Un jour, il est aux pieds de la cruelle, et crie, et se démène. Il avale une dose d’opium : une dose intelligemment calculée. Mlle Smithson est épouvantée ; elle est touchée d’un tel amour qui a tant l’air de risquer le trépas. Elle pleure ; elle a de beaux accents de désespoir : scène sublime ! Alors, il faut vivre, puisque l’ancienne Ophélie, émue, commande que l’on vive : et la même voix de Berlioz, qui appelait la mort, crie : « Emétique !… Ipécacuana !… » On le fait vomir ; on le sauve : il épousera celle qu’il aime.