Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petite chambre d’étudiant. Au mois de septembre, une troupe de comédiens anglais donne, à l’Odéon, des représentations shakspeariennes. L’étoile de la troupe, qui tient les emplois de grande amoureuse, est une Irlandaise, grande, assez bien dodue, le visage d’une fine blancheur, les yeux doux, rêveurs, et que la passion fait briller. Le 11 septembre, on joue Hamlet. Il y a là Hugo, Delacroix, Gérard de Nerval, Dumas, Alfred de Vigny, Janin. Hamlet, c’est le fameux tragédien Kemble ; Ophélie, la belle Irlandaise Harriett Smithson. Berlioz, la poésie de Shakspeare le « foudroie ; » et Mlle Smithson l’a enchanté. Le 15 septembre, on joue Roméo et Juliette. Mlle Smithson est Juliette. Et Berlioz : « Ah ! vivre cette vie poétique et mourir ainsi ; sinon, rentrer dans le néant ! » Berlioz a perdu le sommeil. Il ne demeure plus chez lui et ne demeure nulle part. Il court, à demi délirant, Paris et les environs, passe une nuit dans un champ, sur des gerbes, à Villejuif, une autre nuit dans une prairie, à Sceaux ; et, une fois, au café Cardinal, il s’endort, il dort cinq heures : il n’est pas sûr de n’être pas mort, cette nuit-là. Shakspeare et Mlle Smithson l’ont rendu fou. Il a résolu d’épouser Ophélie, Juliette ; il a résolu : d’épouser la poésie de Shakspeare. Il est éperdument amoureux de l’Irlandaise et, à qui veut l’entendre, il annonce : « Elle sera ma femme ! » Il ne l’annonce point à elle, qui ne le connaît pas. Il n’oserait lui parler : et qu’est-il, pour elle ? un pauvre jeune homme sans attrait, « jaune et sec comme un hareng saur. » Il est, au parterre, un spectateur perdu parmi les autres ; mais il sait qu’il épousera Mlle Smithson : et il délire de joie frissonnante.

Quelques mois plus tard, la musique de Beethoven lui est révélée. Le voici, pendant la symphonie : « Mes forces vitales semblent doublées. Agitation étrange dans la circulation du sang : mes artères battent avec violence ; larmes… contractions spasmodiques des muscles, tremblement de tous les membres, engourdissement total des pieds et des mains, paralysie partielle des nerfs de la vision et de l’audition ; je n’y vois plus, j’entends à peine ; vertige, demi-évanouissement… » Telle est, dans la jeunesse de Berlioz, la sensibilité ou la sensualité qu’il accorde, au plaisir musical. Un si grand émoi, il le résume en se disant « foudroyé ; » puis l’analyse est d’un garçon qui a fait un peu de médecine et que le vocabulaire du diagnostic amuse. Mme de La Fayette se dit « alarmée » par la musique de Lulli ; elle n’en dit pas davantage : et ce qu’elle dit est beaucoup, si l’on tient compte de la pudeur qui était à la mode en ce temps-là, double pudeur, celle des mots, que l’on aimait à ménager, et celle aussi qu’on