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sa veuve le soutien officiel de l’Empereur. Il fit plus encore en se chargeant de la publication définitive des écrits de Pouchkine et de l’édition de ses œuvres posthumes. Sans cesse sa sollicitude veilla sur la gloire de son plus cher ami, et la lutte qu’il dut soutenir pour la défendre, fut des plus courageuses et aussi peut-être des plus ingrates et des plus amères.

En effet, à peine la mort de Pouchkine fut-elle connue, que les scellés furent apposés à ses appartements et à ses papiers. La police s’inquiéta des documents privés du poète et ordonna de les dépouiller minutieusement. Joukowsky réclama sur-le-champ le droit de s’en charger et d’en conserver seul le secret ; l’Empereur, cédant à contre cœur, lui adjoignit un officier de gendarmerie, humiliation dont Joukowsky garda une vive blessure.

Mais bientôt une scène plus pénible encore devait se dérouler dans l’appartement du défunt.

L’enterrement de Pouchkine était fixé au 1er février, dans l’église de la paroisse. Les 300 roubles que l’on avait trouvés après sa mort, seule fortune du poète, ne suffisaient point à assurer la cérémonie, et un ami dévoué s’était chargé des funérailles que l’on désirait rendre solennelles et dignes d’un si grand nom. Or, le 31 janvier, il fut avisé par ordre officiel que le cercueil serait transporté dans la nuit, sans cortège ni (lambeaux, dans une petite église appartenant a la Cour, et où seules les personnes autorisées pouvaient pénétrer.

Cette décision produisit une vraie consternation ; mais l’explication ne tarda pas à venir. Depuis plusieurs heures, la police s’était aperçu que la mort de Pouchkine, si indifférente aux yeux du grand monde, avait vivement impressionné la population de Pétersbourg et jusqu’au peuple lui-même. Des milliers de personnes affluaient à la maison du poète ; dans les rues on ne parlait que de manifestations et d’ovations, tout le monde avait hâte de s’associer à ce deuil, qui par ce fait devenait un deuil national. Jamais pareil hommage ne fut rendu par les masses populaires et illettrées à un homme de lettres.

Dans les sphères officielles, ces bruits causèrent la plus grande nervosité. On se souvint alors que Pouchkine, même au-delà du tombeau, pouvait demeurer dangereux ; il fallait étouffer au plus vite sa mémoire, la faire disparaître et empêcher toute manifestation publique. Vers une heure du matin, dix gendarmes bien armés vinrent prendre le cercueil du poète ;