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vous semble ; je vous assure que vous les traduirez on ne peut mieux. J’ai ouvert tout à l’heure vos Contes historiques et ils m’ont profondément absorbé. Voilà comment il faut écrire. »

Ainsi, à l’approche du dénouement si ardemment espéré, Pouchkine s’était retrouvé tout entier. Un calme bienfaisant s’était opéré dans le tumulte de ses pensées. Il avait joui d’une lecture paisible de quelques pages bien écrites, dont il avait tenu à complimenter l’auteur. Il pensait non à l’incertitude de l’avenir, mais aux occupations habituelles qui lui étaient chères. Il s’était levé de sa table de travail pour aller au rendez-vous suprême, en bon ouvrier soucieux de son œuvre.

C’est la dernière fois que nous apercevons Pouchkine dans la vie active et nous gardons de cette silhouette une impression de noblesse et d’énergie digne du grand nom qu’il portait.

La rencontre des deux adversaires devait avoir lieu dans les environs de Pétersbourg, dans une localité nommée la « Commendantskaya Datcha. » Au sortir de sa maison, Pouchkine avait hélé un fiacre ; chemin faisant, il recueillit dans son traîneau Danzas, son témoin. En longeant le quai de la Neva, qui était, et fut jusqu’à nos jours la promenade élégante, il croisa le traîneau de sa femme et détourna la tête craignant d’être aperçu d’elle. Une bande de camarades qui se rendaient au patinage voulut l’arrêter et lui cria de venir les rejoindre. Devant lui dans la neige molle filait sans bruit le traîneau de d’Anthès !

Arrivé sur le terrain et tandis que les témoins se livraient aux préparatifs du duel, Pouchkine resta assis, enveloppé dans sa pelisse d’ours ; il semblait absorbé et impatient de commencer ; questionné par Danzas au sujet de quelques détails, il répondit : « Ça m’est fort égal, seulement tâchez de faire tout cela plus vite. »

Au signal donné, les adversaires marchèrent l’un sur l’autre. D’Anthès tira le premier ; au même instant, Pouchkine s’affaissa et dit : « Je suis blessé. »

« Il était tombé, nous conte Danzas, sur le manteau de son rival qui servait de barrière et il resta immobile, la tête enfoncée dans la neige. Les témoins coururent vers lui et d’Anthès fit le mouvement de les suivre. Après quelques instants de silence et d’immobilité, Pouchkine soudain se redressa et dit : « Attendez, je me sens encore assez de force pour