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sur les détails touffus et obscurs qui environnent le drame principal ; leur examen dépasserait le but de notre étude. Dans ces dernières scènes de la vie de Pouchkine, il importe, avant tout, de démêler les faits principaux. Nous avons vu, en effet, que depuis son mariage le poète, jadis si fier de sa liberté, s’était engagé dans une voie qui, d’étape en étape, devenait plus étroite. La position qu’il occupait à présent à la Cour et dans le monde, la perte de son indépendance, les nombreux compromis qu’il avait acceptés, tout cela créait autour de lui une atmosphère insoutenable où son génie devait fatalement manquer d’air. Sa pensée, rétrécie par une vie futile, n’apercevait plus les grands horizons d’autrefois. Des tracasseries personnelles, des animosités et des intrigues mesquines absorbaient ses instants et brisaient le libre essor de son esprit. Il y eut, jusqu’au plus secret ressort de son âme, quelque chose de vicié et d’impuissant. La date de son mariage est aussi celle qui clôt le cycle de ses chefs-d’œuvre et l’époque où il atteignit le plus haut degré de son art marqua la fin de sa carrière poétique. Est-il exact, est-il juste de rendre l’influence mondaine ou une Cour, si puissante qu’elle fût, responsable de cette fatale évolution ? Le mal n’était-il pas dans Pouchkine lui-même, dans cette faiblesse et cette résignation avec lesquelles il avait accepté sa nouvelle destinée ?

M. Maurice Baring, l’un des admirateurs les plus zélés et les plus perspicaces de l’œuvre du poète russe, nous pose cette question dans un brillant chapitre de son Russian people. Il nous fait observer que d’autres avant Pouchkine eurent à envisager et à résoudre un problème identique : l’éternel problème de tous les âges, c’est-à-dire l’incompatibilité de l’homme de génie avec son siècle. Il nous montre un Dante subissant l’amertume d’un exil impitoyable, un Byron aux prises avec une société aussi pleine de préjugés et plus féroce peut-être que celle de Pétersbourg. Ceux-là eurent bien la force d’âme nécessaire pour résister à l’assaut que leur livrait une humanité jalouse de leur indépendance. Et M. Baring réfute avec énergie la version répandue par les biographes de Pouchkine, et d’après laquelle celui-ci serait tombé victime de la société et de la politique de son époque. La condamnation prononcée par M. Baring est accablante, mais il nous est permis d’élever quelques objections contre des conclusions qui nous semblent