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à une grande réception à l’ambassade d’Autriche. Catherine Goncharowa enfin récompensée de son amour, radieuse et vêtue de blanc comme une fiancée, recevait les hommages empressés de d’Anthès. Pouchkine, en les apercevant ensemble, marcha droit sur eux et défendit brutalement à sa belle-sœur de prolonger cet entretien, puis, se tournant vers d’Anthès, il lui jeta à la figure des paroles pleines de mépris. Dans cette scène violente et si rapide qu’elle resta inaperçue des autres invités, il y a quelque chose de singulièrement pathétique. Quelle haine dans ces regards et dans ces paroles étouffées ! et tout cela dans la presse d’une soirée de grand gala, au milieu d’une foule étincelante, dans le brouhaha des rires et des éclats de voix. Morne invité à cette fête joyeuse, Pouchkine est arrivé à l’extrême limite de son indignation ; elle éclate à présent avec toute la fougue de son sang africain et il nous semble assister à un épisode violent de quelque conte romantique.

Cependant ses amis firent une dernière tentative pour mettre un frein à sa colère. Le lendemain Pouchkine recevait un mot de Sollogoub le suppliant de renoncer au duel. Soit qu’il fût las, soit qu’il sentit sa haine impuissante, ce message de la onzième heure brisa sa résistance. Pouchkine écrivit à Sollogoub : « Je prie messieurs les témoins de considérer ma provocation comme non existante ; ayant appris par le bruit public (ces mots sont en français dans le texte) que monsieur d’Anthès épouse ma belle-sœur, cependant, je suis prêt à reconnaître qu’il s’est conduit, en ces circonstances, en parfait honnête homme. » Cette lettre ne répondait nullement aux exigences de d’Anthès. Sollogoub sauva la situation en annonçant la réconciliation des adversaires, sans montrer la lettre à d’Anthès et en le félicitant sur-le-champ de ses fiançailles.

Le mariage de George d’Anthès peut être différemment interprété. Les uns y voient une tentative légitime d’épargner à Mme Pouchkine un scandale que le duel devait fatalement entraîner : les autres croient y deviner l’intention d’un amoureux de se rapprocher de la femme aimée grâce à d’indissolubles liens de famille. Ces deux hypothèses se confondent et sont également admissibles, mais il serait juste d’écarter toute supposition de lâcheté dans la conduite de d’Anthès. Si coupable que fût son rôle dans l’histoire du duel de Pouchkine, il eut l’occasion de faire preuve d’autant de courage et