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une grave erreur psychologique en voulant soumettre ce génie à une tutelle si affectueuse qu’elle fût.

En examinant de plus près les effets de l’influence de Joukowsky sur la destinée du poète, on en vient à se demander si cette amitié si généreuse et si secourable en elle-même ne Ut pas plus de mal que de bien, et si Joukowsky n’a point contribué à placer Pouchkine dans la situation pénible d’où il ne devait plus sortir jusqu’au jour de sa mort. Il semble, en effet, cruel que la fatalité ait fait de son plus grand et loyal ami, l’instrument de ses souffrances et de sa perte.

Lorsque Joukowsky revit Pouchkine marié, il aperçut tout de suite le gros nuage de soucis qui pesait sur le jeune ménage. Dès ce moment, le plan de rapprochement entre le monarque et le poète national mûrit définitivement dans son esprit. Grâce aux soins de Joukowsky, Nicolas Ier témoigna un véritable intérêt aux nouveaux mariés. Il les reçut à la Cour où la beauté éclatante de la jeune femme fit sensation. On ne parla plus que d’elle à Tzarskoie Sélo. D’autre part, l’Empereur s’entretint gracieusement avec Pouchkine et lui fit ainsi sentir que l’ancienne disgrâce était oubliée. Pouchkine, à son tour, sentant toute la nécessité de ce rapprochement, y fut extrêmement sensible. Bientôt ses relations avec la Cour prirent le caractère d’une mutuelle cordialité. Mme Pouchkine, très admirée, très fêtée, y contribuait de son mieux. Quant à son mari, les longues et fréquentes conversations avec. Joukowsky le familiarisèrent avec les vues politiques de celui-ci et lui firent subir leur influence[1].


À cette même époque débarquait à Pétersbourg un jeune et brillant étranger, le baron George d’Anthès. Gentilhomme de souche alsacienne, il venait chercher fortune en Russie, sous les auspices de son protecteur, le baron de Heeckeren, ministre des Pays-Bas. Le vieux diplomate avait, au cours d’un voyage, rencontré d’Anthès dans une auberge allemande, pauvre,

  1. Grâce à l’intervention de Joukowsky, Pouchkine reçut de l’Empereur l’ordre de préparer une histoire du règne de Pierre le Grand. Il devait, à cette fin, faire partie du Ministère des affaires étrangères, dont les archives furent mises à sa disposition. Un salaire fixe lui fut attribué. Cette nomination officielle attachait définitivement la destinée du poète à celle de la Cour.