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il rêvait à de grands projets littéraires, mais cherchant à atteindre le plus rapidement possible un but pratique, il songeait à sacrifier la poésie et à entreprendre la publication d’une revue. Cette vie qui promettait d’être tranquille et laborieuse devait s’interrompre. La petite ville de Tsarskoie se réveillait subitement, devenait animée et vivante. Nicolas Ier, fuyant la terrible épidémie, venait s’y installer avec sa suite. Cet événement eut une grande influence sur l’avenir du jeune couple. Pouchkine revit l’Empereur et se retrouva dans la brillante atmosphère de la Cour ; il revit aussi un très ancien et fidèle ami, le poète Joukowsky, précepteur du jeune grand-duc héritier. Le nom de Joukowsky figure à chaque page de la biographie de Pouchkine. Plus âgé que celui-ci, il fut d’abord son maître et ensuite son admirateur le plus fervent et le plus désintéressé. C’était un homme supérieur tant au point de vue moral qu’intellectuel. Ami intime de la famille impériale, il lui témoignait un dévouement qui allait jusqu’au culte. Cet être loyal et bon voyait en Nicolas Ier un souverain idéal, juste, bon et généreux. Son loyalisme, d’un si noble sentiment, lui valut l’amitié et la confiance illimitée de l’Empereur. Mais Joukowsky, tout en faisant partie de la Cour, demeurait bien au-dessus de son niveau, gardait son indépendance et n’oubliait point ses anciens amis. De ceux-ci, Pouchkine lui était le plus cher et il souffrait du désaccord qui existait entre le monarque et le poète. Il avait cherché à l’aplanir en révélant au souverain la haute valeur de Pouchkine et s’efforçait, d’autre part, à maîtriser la verve du poète.

Lors de l’exil de Michailowsky, Joukowsky lui écrivait : « Je déteste tout ce que tu as écrit de révoltant pour l’ordre et la vertu. Nos jeunes gens ont goûté l’indiscipline de tes vers, revêtue de la grâce de la poésie. Tu as déjà répandu un mal inguérissable. Cela devrait te faire trembler. Le talent n’est rien, il faut avant tout la grandeur morale. Ne demande point à rentrer à Pétersbourg. Il serait plus sage de rester à la campagne et d’écrire, mais d’écrire pour la gloire. Travaille à Godounoff ou à des œuvres semblables, elles t’ouvriront les portes de la liberté. »

A tant de loyale sympathie il se mêlait, il faut le reconnaître, beaucoup de candeur. Tout en appréciant avec un merveilleux instinct le génie de Pouchkine, Joukowsky commettait