Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/645

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Parlons de sa fortune. J’en fais peu de cas ; la mienne m’a suffi jusqu’à présent Me suffira-t-elle marié ? Je ne souffrirai pour rien au monde que ma femme connût des privations, qu’elle ne fût pas là où elle est appelée à briller, à s’amuser. Elle a le droit de l’exiger. Pour la satisfaire, je suis prêt à lui sacrifier tous les goûts, toutes les passions de ma vie, une existence toute libre et toute aventureuse. Toutefois ne murmurera-t-elle pas si sa position dans le monde ne sera pas si brillante qu’elle le mérite et que je l’aurais désiré ? »

Cette lettre écrite en français, en ce français un peu spécial dont se servaient les Russes de 1830, reflète un état d’âme tourmenté et pessimiste. Préoccupations amoureuses, soucis matériels, tout y est. Ajoutez à cela qu’à la cour de Nicolas Ier il ne suffisait pas d’être célèbre, il fallait, pour être bien vu : avoir une situation fixe dans l’aristocratie et dans l’armée. Pouchkine, homme de lettres et quelque peu frondeur, ne possédait aucun titre à la bienveillance de la famille Goncharoff, immuablement ancrée dans la routine. Quant à sa fortune personnelle, elle fut jusqu’à sa mort des plus médiocres et ne suffisait nullement aux dépenses exigées par une vie mondaine ; avec une femme jolie et coquette, ce n’était pas là le moindre souci.

Ainsi le prologue de son mariage ne présageait aucun bonheur dans l’avenir, et les appréhensions de Pouchkine ne tardèrent pas à se réaliser.

Impatient de se soustraire à la mauvaise humeur de Mme Goncharowa, le jeune couple alla se fixer à Tzarskoie Sélo, ce Versailles russe dont le nom a été rendu familier par les chroniques de la Révolution récente et où s’écoulèrent, si tragiquement, les derniers jours de liberté de Nicolas II. C’était, au XIXe siècle, une paisible et douce villégiature, pleine de poésie, aux admirables palais, aux vastes parcs qui portaient la noble empreinte d’une grande époque historique. A Pouchkine qui y fut élevé, elle rappelait les plus heureuses années de sa jeunesse.

Les premiers mois qui s’écoulèrent dans ce gracieux décor furent pleins d’heureuse quiétude. Le choléra ayant éclaté à Pétersbourg, Pouchkine se trouva éloigné de la capitale et vécut dans une solitude qui était de son goût, entre sa femme et quelques rares amis. Il s’était remis au travail ; pour vivre, il fallait écrire, écrire beaucoup ; hanté par cette préoccupation,