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passive, aussi indifférente que Pouchkine était ardent et impatient.

« Quel cœur doit-elle donc avoir ? s’écriait Pouchkine ; il est armé d’une écorce plus dure que celle du chêne. » Jamais, dès ses premières rencontres avec Nathalie, Pouchkine ne se sentit aimé ou même apprécié par cette énigmatique et froide fiancée qui, en réponse à ses plus tendres épîtres, lui écrivait des lettres « grandes comme une carte de visite. »

La correspondance du poète, entre 1830 et 1831, est pleine de doutes et de mélancoliques prévisions. Voici des extraits d’une lettre adressée à Mme Goncharowa, lettre à la fois si humble et si candide et où l’on hésite à reconnaître la plume de celui qui fut l’esprit le plus mordant et le plus railleur de son époque.

«… Lorsque je la vis pour la première fois, sa beauté venait d’être à peine aperçue dans le monde ; je l’aimai, la tête me tourna, je la demandai. Votre réponse, toute vague qu’elle était, me donna un moment de délire ; je partis la même nuit pour l’armée…

« Que de tourments m’attendaient à mon retour ! Votre silence, votre air froid, l’accueil de Mlle N… si léger, si inattentif ! Je n’eus pas le courage de m’expliquer. J’allais à Pétersbourg, la mort dans l’âme. Je sentais que j’avais joué un rôle bien ridicule ; j’avais été timide pour la première fois de ma vie, et ce n’est pas la timidité qui dans un homme de mon âge puisse plaire à une jeune personne de l’âge de mademoiselle votre fille.

« L’habitude et une longue intimité pourraient seules me faire gagner l’affection de mademoiselle votre fille. Je puis espérer me l’attacher à la longue, mais je n’ai rien pour lui plaire. Si elle consent à me donner sa main, je n’y verrai que la tranquille preuve de l’indifférence de son cœur. Mais, entourée d’admiration, d’hommages, de séductions, cette tranquillité durera-t-elle ? On lui dira qu’un malheureux sort l’a seul empêchée de former d’autres liens plus égaux, plus brillants, plus dignes d’elle. Peut-être ces propos seront-ils sincères ; mais à coup sûr, elle les croira tels. N’aura-t-elle pas de regrets ? Ne me regardera-t-elle pas comme un ravisseur frauduleux ? Ne me prendra-t-elle pas en aversion ? Dieu m’est témoin que je suis prêt à mourir pour elle, mais devoir mourir pour la laisser veuve brillante et libre de choisir demain un nouveau mari, cette idée, — c’est l’enfer.