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souche qui fut si intelligente et si courageuse aux heures de tourmente, et si riche en caractères remarquables, éclairés et souvent géniaux, et qui formait le meilleur élément de l’aristocratie russe.

Son père avait épousé la petite-fille d’un célèbre favori de Pierre le Grand, l’Africain Annibal, prince abyssinien amené à la Cour de Russie, et qui fut le personnage le plus étrangement romanesque de l’épopée du grand Tzar, lie sang africain se révélait dans les traits de Pouchkine : il avait le teint sombre et mal ; ses yeux où brillait la flamme des pays torrides, ses cheveux crépus, ses lèvres épaisses et passionnées semblaient en contradiction avec son nom et ses allures de gentilhomme russe. Il est singulier que ce petit-fils d’Annibal ait été le premier à découvrir le génie de la langue russe et à créer une littérature foncièrement nationale.

Au moment de son mariage, Pouchkine jouissait déjà de toute sa gloire poétique. Il avait terminé Onéguine et Boris Godoanoff. Il était l’auteur renommé de tous ces délicieux poèmes que la Russie lettrée avait accueillis avec enthousiasme, mais dont l’esprit libéral lui avait valu la méfiance des milieux officiels. Bien plus encore, il était le chef reconnu de la jeune école poétique ; son vigoureux génie avait ranimé, pétri, recréé la langue russe, jusqu’alors lourde et incolore ; il avait ramené la poésie d’un pseudo-classicisme périmé à des formes à la fois plus claires et plus légères. Pour la première fois, un poète russe parlait un langage intime et vivant, et, laissant de côté la tradition mythologique léguée par Derjavine, célébrait la vie quotidienne, la vie nationale, chère et compréhensible à tous.

Cette création d’une langue et d’un art avait révolutionné la littérature ; Pouchkine avait attiré par son génie d’autres talents remarquables : Kryloff (cet autre La Fontaine), Joukowsky, Gogol. Cette belle floraison fut justement appréciée par le pays tout entier et Pouchkine se sentait fort de la confiance et de la faveur du grand public. Mais il eut aussi des ennemis, et de très puissants. La bureaucratie, la censure, cette seconde police de l’Empire, lui furent des plus hostiles. Mais surtout il eut contre lui l’homme le plus redouté et le plus inflexible de son époque : l’empereur Nicolas Ier. Déjà, lors du règne d’Alexandre Ier, Pouchkine s’était rendu suspect aux yeux du gouvernement par un poème révolutionnaire, la Liberté, écrit