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devenu un embusqué ; tandis qu’on désignera un gamin fort et courageux en disant : « C’est un poilu. » La zone de guerre note, outre l’envahissement de l’argot, l’emploi « des jurons, des termes grossiers, des expressions triviales, » que les petite empruntent à leurs amis, les soldats sans se rendre compte du sens exact de ces fâcheuses acquisitions. La zone de l’arrière, au contraire, est moins pénétrée par l’argot, et davantage par les termes techniques : ce qui constitue un enrichissement. Mais au sujet de la culture intellectuelle, les plaintes sont générales. Le niveau de l’école, estiment certains maîtres, a baissé d’un tiers ; constatation mélancolique : beaucoup de ces enfants seront moins instruits que n’étaient leurs parents. Les causes sont toujours les mêmes, et pour ainsi dire fatales : attention attirée vers des objets plus émouvants que le tableau noir ; une histoire autrement vivante que celle des livres ; les classes interrompues par la mobilisation des maîtres ; l’assiduité à l’école diminuée ; l’absence de travail en dehors des heures de classes. Le sens de la langue se perd en même temps que la culture générale décroît.

Tel est le danger le plus réel. On ne nous accusera pas de l’avoir atténué. Resterait à voir si la guerre, en même temps qu’elle aggrave un mal antérieur à elle, n’apporte pas une volonté plus consciente et plus vigoureuse de le guérir.


IV. — LE SOUCI DE L’AVENIR

On pourrait se consoler, à la rigueur, en se rappelant que cette décadence de la langue française est une vieille nouveauté. Deux ou trois fois par siècle, on moyenne, on signale le péril qu’elle court et on annonce la catastrophe finale : la langue française se meurt, elle est morte ; ce qui ne l’empêche pas de continuer assez glorieusement sa carrière. Jamais, pas même aujourd’hui, le néologisme ne parut plus menaçant que pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle ; jamais-novateurs plus révolutionnaires ne scandalisèrent conservateurs plus impénitents. Quand Rousseau jeta dans l’usage ses tournures populaires, et genevoises par surcroît, ce fût une belle bagarre. Voltaire dénonça le danger aux véritables connaisseurs, prompt à le poursuivre parce qu’il s’agissait de Jean-Jacques, et aussi parce qu’il était indigné, sincèrement. Cette langue provinciale,