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matières. Il est capricieux ; il donne un lustre nouveau à de vieux mots de caserne, qui vivaient d’une vie obscure dans les garnisons de France, et plus particulièrement dans celles de l’Est ; il fait une fortune à telle expression trouvée par je ne sais qui, je ne sais où, qui gagne de proche en proche tout le front : et cette expression, devenue illustre, demeure sans paternité. Il a tendresse de cœur pour le vocabulaire des bouchers, et même pour celui des apaches. Il s’empare sans façon des noms propres aussi bien que des noms communs, pourvu qu’il trouve leur consonance agréable. Il déteste la littérature : qu’un mot, même suivant son goût, lui soit présenté par des écrivains, et il s’en détourne avec répugnance. Il admet l’allitération, le jeu de mots, la facétie ; s’il tombe sous le coup de procédés grammaticaux aux noms redoutables, comme la métonymie ou la synecdoque, c’est bien qu’il les ignore. Il est pressé, les phrases trop longues l’impatientent ; il supprime les préparations, les liaisons, voire les rapports logiques ; il taille, il rogne, il défigure les mots. L’ironie déprédatrice est un de ses procédés familiers ; il met un soin extrême à se donner l’air de ne rien prendre au sérieux, pas même la mort. Il comporte des variétés ; l’artilleur parle l’argot de tout le monde, mais il le complique de l’argot spécial à l’artilleur ; le vocabulaire du brancardier n’est pas tout à fait celui de l’automobiliste : celui de l’aviateur est plus riche et plus recherché, ainsi qu’il convient à une aristocratie. Il y a même l’argot d’Etat-major, qui est un de ceux qui risquent de garder le plus d’influence parce qu’il a eu pour lui la diffusion des communiqués. Deux mille mots, estime un spécialiste qui lui a consacré un livre à la fois agréable et substantiel, M. Dauzat ; un autre, M. Esnault, qui joint à la qualité d’excellent grammairien celle de combattant, élimine les mots de troupiers et de marins, les mots de bas langage ouvrier, les mots provinciaux usuels » usités çà et là aux armées ; et pourtant, son très ingénieux dictionnaire du « Poilu tel qu’il se parle, » — « dictionnaire des termes populaires récents et neufs, employés aux armées en 1914-1918, étudiés dans leur étymologie, leur développement et leur usage » — comprend encore six cents pages. Le poilu est copieux, on le voit. Il a été parlé par quelques millions d’hommes, pendant près de cinq ans.