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choses, en si peu de temps ? Voyons. — Il commence par établir solidement les dates : date d’arrivée à Baltimore, 10 juillet 1791 ; date de départ, 10 décembre 1791. Entre les deux. Chateaubriand est pris, il ne peut s’échapper. Calculons maintenant : de Baltimore à Albany, deux cents kilomètres ; d’Albany au Niagara, parcours de quatre à cinq cents kilomètres. Du Niagara à Pittsbourg sur l’Ohio, de Pittsbourg aux Natchez, des Natchez à Philadelphie, tant. Divisons le total des kilomètres par le nombre des jours : il est impossible, matériellement impossible, que Chateaubriand ait vu tout ce qu’il décrit… — Vous pensez si l’auditoire suit avec intérêt cette captivante démonstration. M. Bédier arrive en retard à son cours, un peu essoufflé : « Je vous demande pardon, c’est M. l’abbé Bertrin qui m’a retenu… » M. l’abbé Bertrin est le défenseur de Chateaubriand ; il peut bien prouver que le critique a exagéré sur quelques points de détails ; il ne peut infirmer l’ensemble. Parmi les normaliens eux-mêmes, un champion surgit ; un élève étranger, un Canadien, qui met son point d’honneur à prouver que Chateaubriand a raison et que Bédier a tort. Le ban et l’arrière-ban des normaliens s’assemble pour assister à la joute. On apporte des cartes, on dessine au tableau des itinéraires, on discute sur le temps que peut mettre une pirogue à descendre i’Ohio ou le Mississipi. Le contradicteur est confondu.

Autre trait : cette critique aiguë n’est cependant pas desséchante. Au contraire, elle reste très sensible à la beauté littéraire, et défend les droits des formes et des harmonies. Ceux qui exagèrent les disciplines a la mode ont une tendance à s’occuper exclusivement de la pensée, à bannir l’art de l’histoire littéraire : je dis ceux qui exagèrent ; ils prétendent n’être pas plus sensibles à la valeur esthétique d’une œuvre que le naturaliste ne peut concevoir la valeur d’un mollusque ou d’un crustacé. Ce médiéviste, cet érudit qu’est M. Joseph Bédier garde à l’imagination et à la sensibilité leur place. C’est l’époque où il reconstitue Tristan et Yseut, et donne ainsi au public un roman d’une ligne si pure, d’une passion si profonde que je n’en connais guère de plus harmonieux ou de plus poignant.

Ceci encore, et ceci surtout : il poursuit ses travaux sur le moyen âge ; il donné toute une série d’éditions savantes, établies suivant les meilleures méthodes. Mais il a le courage de revenir