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valaient nos méthodes; ils ne permettaient pas aux hommes de bonne volonté de faire le choix entre notre civilisation et la culture allemande. À vrai dire, nous étions ignorés, tandis que les Allemands, par le mérite de leur activité et par le bénélice de notre indolence, étaient installés partout à demeure, lisse chargeaient d’enseigner la philologie française : la pensée française, la forme française, on les escamotait, tout simplement. M. Joseph Bédier transporte sur un plus vaste terrain la lutte commencée dans la petite ville suisse; il négocie les accords stables qui ouvriront les grandes Universités des États-Unis à nos représentants. Il ira en Suède, en Roumanie ; il nouera des relations suivies avec les étudiants et les professeurs qui nous font l’honneur de venir chez nous ; il dirigera les jeunes Français qui, à l’étranger, sont nos missionnaires intellectuels. Il prêchera, devant nos autorités, dont le défaut n’est généralement pas un excès de hardiesse, et qui voient sans plaisir leurs bonnes brebis quitter le bercail, l’impérieuse nécessité d’établir, de la France à l’étranger, ces liens de l’esprit sans lesquels nous ne saurions maintenir notre position dans le monde.

Cependant l’École normale l’appelle. Elle semble être, en vérité, un des lieux prédestinés de sa vie.

Entre l’Allemagne et Fribourg, il y passe d’abord quelque temps en qualité de « caïman. » Ce vocable effrajant désigne des fonctions très inoffensives. Il s’agit simplement d’être surveillant, sous l’égide de M. Paul Dupuy : lequel a excellemment compris que le meilleur moyen d’exercer le pouvoir était de gouverner non pas contre, mais suivant les habitudes de la maison, et qui n’aspire à d’autre dictature qu’à la plus difficile, celle de l’esprit. Une des tâches ingrates du caïman est d’aller réveiller les élèves chaque matin, dans leur lit ; car ils ont une tendance fâcheuse à prolonger outre mesure les délices du sommeil. Le rite consiste à frapper avec une clef la cloison de bois qui figure la chambre des dormeurs, et à dire : « Messieurs, il est sept heures et demie ; » et ensuite, avec une légère nuance d’impatience : « Allons, Messieurs, il est huit heures moins dix. » Les élèves se vengent en affichant des descriptions du caïman empruntées à Chateaubriand : « Sa tête a environ trois pieds de long; les naseaux sont larges : la mâchoire supérieure de l’animal est la seule qui soit mobile ;