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d’Europe ; ils suivront l’enseignement qui saura les séduire et les retenir. Ils peuvent choisir entre quelques professeurs suisses, quinze professeurs allemands, un professeur polonais, trois professeurs français. Il y a lutte d’influence. Joseph Bédier est le premier professeur français de littérature française. Il sent qu’à son devoir professionnel un autre devoir s’ajoute. Il fréquente ses collègues allemands, mange à la même table qu’eux, et noue même, avec celui-ci ou celui-là, de bons rapports. Mais entre eux et lui il y a, il le sent bien, il fe sent de mieux en mieux, des différences irréductibles. Ces savants ne représentent pas la science internationale, ils représentent leur patrie. Et lui, de même, représente la France ; lorsqu’il a enseigné la littérature française, il n’a pas tout à fait rempli son rôle, s’il n’a pas en même temps enseigné l’âme française. Pour la première fois, il se rend compte qu’il a charge de sa pairie. Ce poste à l’étranger est un poste d’avant-garde, dans la lutte pour le bon renom de notre pays. Aussi y enverra-t-on, après lui, des maîtres de la même lignée, qui considéreront leur enseignement comme un apostolat : qu’il suffise de citer, parmi ses successeurs, M. Victor Giraud et Pierre-Maurice Masson. À Fribourg en Suisse, on peut activement pousser les plus savantes études. Quand on a fini ses cours, on se met à ses travaux personnels ; on interrompt ses travaux personnels pour aller faire ses cours; pas d’autre vicissitude, pas d’autre distraction. Voilà pourquoi nos jeunes professeurs d’exportation y achèvent rapidement des thèses remarquables. Mais ils font mieux que de travailler pour eux; ils travaillent pour la France.

Depuis cette date, Joseph Bédier ne cessera plus de s’intéresser à l’enseignement français hors de France. Il séjournera deux fois dans les Universités américaines, en 1909 et en 1913. Il y avait alors les tournées de l’Alliance française, utiles pour rassembler les fidèles autour d’un orateur venu de la mère-patrie, utiles aussi pour atteindre le grand public. Mais à part quelques centres privilégiés, où des échanges réguliers et stables s’étaient organisés, la jeunesse des écoles, — celle précisément qu’il faut gagner, puisqu’elle formera plus tard l’opinion, — restait hors de nos prises. Ceux de nos professeurs qui parlaient dans les Universités passaient trop vite ; ils n’atteignaient pas les étudiants; ils ne montraient pas ce que