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vant la formule qui n’est pas ici une métaphore, les trésors de son érudition ; il lui montre avec quelle patience, avec quel scrupule, avec quelle dévotion il convient de rechercher la vérité ; comment il faut se méfier de la « littérature, » lorsqu’elle n’est, rhétorique anémiée, que l’art insupportable de déguiser sous les mots le vide de la pensée. Il sollicite, il accueille, il publie ses premières productions. C’est le maître, heureux de trouver un élève digne de lui, non pas servile, maisoriginal,et qui même le contredit quelquefois, — le maître à la bienveillance efficace, prêt à aider le disciple qui débute dans la vie non seulement de sa science, mais de son pouvoir.

L’autre fut Brunetière. Sa nomination à l’École Normale, — ce fut lorsque Bédier entrait en troisième année, — était des plus discutées. Il avait contre lui les médiocres, et je n’étonnerai personne en disant qu’ils étaient assez nombreux. Il n’était pas docteur, que dis-je ? il n’était même pas agrégé ! Quel scandale ! Il n’avait pas de titres, il n’avait que du talent. On l’avait choisi a sans lui demander ni diplômes, ni bouton de cristal. » On attendait ses débuts avec une curiosité d’autant plus vive, qu’on ignorait s’il possédait les qualités nécessaires à l’enseignement ; avant de se faire connaître comme publiciste, il n’avait guère professé, pour gagner sa vie, qu’à l’institution Lelarge, dernier refuge des candidats au baccalauréat qui avaient perdu tout espoir. Il s’installe dans sa chaire (je veux dire sur une mauvaise chaise de paille, derrière une table boiteuse) ; il assure son lorgnon, il parle : il prend conscience de sa propre éloquence. Ce public « ardent et rebelle » est conquis du coup ; de l’admiration pour l’orateur il passe au respect et à l’affection pour l’homme. Lui-même sut toujours gré à ses premiers auditeurs d’avoir été les témoins de cette révélation merveilleuse; il y eut une nuance de reconnaissance durable dans l’amitié qu’il leur porta. Le goût et le souci des idées générales, la haine de tout dilettantisme intellectuel, la hardiesse de la pensée à se contrôler elle-même : telles fuient ses leçons, et tel fut son vivant exemple. Il leur disait : « De toutes les libertés, la plus précieuse peut-être est celle de ne pas se faire le complaisant de soi-même et l’esclave de sa propre pensée. » — « Le dilettantisme n’est qu’un nom plus spécieux dont on masque l’égoïsme intellectuel. » — Il leur disait encore : « Je ne puis m’associer à ce dédain qu’on affecte parfois pour