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l’Espagne s’ils se révoltaient contre le roi de France qui méconnaît leurs droits ; ils se préparent à la guerre, nomment des chefs, transforment les évêchés en subdivisions militaires, et attendent les milices espagnoles. Elles ne viennent point ; ce qui vient, c’est la trahison, et puis la débandade. Un hobereau de Basse-Bretagne, nommé Bédier, dont la terre est près de Poncallec, en Morbihan, échappe aux soldats du Roi par l’exil.

Les colonies sont terre d’asile. Elles sont accueillantes aux réfugiés politiques, qui n’ont commis d’autre crime que de défçndre leurs convictions au péril de leur vie ; ils leur fournissent une aristocratie. Bédier l’exilé sert comme chirurgien dans les troupes de la Compagnie des Indes, sous un faux nom, jusqu’à ce qu’on oublie la conspiration de Cellamare. Puis il fait souche à l’île Bourbon, et sa famille connaît de brillantes destinées. C’est la large vie des planteurs, la royauté sur les noirs qui peuplent les vastes domaines, les navires qu’on arme pour le commerce des épices, les navires qu’on arme pour la course, aussi; car il ne s’agit pas seulement de commerce, il s’agit de batailles et de gloire. Les cadets servent dans l’armée du Roi et y font grande figure dans les luttes contre l’Anglais. Un Bédier lève dans l’île deux compagnies de volontaires, qui partent pour les Indes et combattent sous Dupleix. Un autre, plus tard, fait partie des mousquetaires rouges, et, rentré dans la colonie, n’a pas moins de dix duels.

Et c’est, en même temps, loin de la terre de France, la tradition continue de la civilisation française. Dans l’opulente maison, la pièce la moins fréquentée et la moins bien fournie n’est pas la bibliothèque. Voltaire, Rousseau et l’Encyclopédie, et l’histoire de l’infortunée Clarisse, et celle de la vertueuse Paméla, et toutes les tragédies, et tous les poèmes, en belles reliures, s’étagent sur les rayons. On reçoit de Paris les dernières nouveautés ; on les lit, on les discute ; on les aime d’un amour délicat et attendri, pour le charme qu’elles ont et pour celui qu’on leur prête, celui de la nostalgie, celui du désir… À la prospérité succède le luxe; on transforme toutes les cultures, café, cacao ou vanille, en plantations de cannes à sucre, qui rapportent des fortunes : jusqu’au jour où les gens du Nord se mettent à extraire le sucre des betteraves… Alors,