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oscillation dans sa pensée. Toute son œuvre ne sera qu’une longue réaction contre les mœurs, le luxe, la politique, l’individualisme de cette Rome où s’était mûrie sa jeunesse et qui, malgré les vices, n’en restait pas moins à ses yeux la plus belle des choses. Rien ne le tenta, de ce qui séduisait autour de lui ces jeunes gens sentimentaux et aventureux à qui la désorganisation de l’État fournit des moyens plus rapides de satisfaire leurs passions ou leurs doctrines. Telle a été la sagesse, non de Caton, mais de Virgile, et la vertu, non de Brutus, mais de Virgile. Les Bucoliques sont le signe de la souffrance que lui a causée le désordre de l’État ; les Géorgiques et l’Énéide, le signe de l’aide qu’il a voulu donner aux artisans de l’ordre. Il a estimé qu’il fallait retourner à la terre, comme à la vraie nourrice de Rome et nourrice de ses vertus : y retourner, si on le pouvait, malgré les confiscations d’Empire ; et, si les possesseurs nouveaux du sol y demeuraient, Virgile a estimé qu’il fallait leur enseigner l’art et l’amour des champs. Puis, dans son épopée, il a recommandé la constante fidélité à ce double évangile du patriotisme et de la religion, qui lui semblait l’inévitable condition de la paix et de la grandeur romaine.

Or, il ne s’agit pas de comparer trait pour trait le désordre de Rome, au lendemain de la guerre étrangère et civile, et le désordre de l’Europe, au lendemain de l’effroyable guerre : en faveur des analogies, on néglige les différences, pour tracer de ces ingénieux tableaux symétriques. Et il ne s’agit pas de chercher dans le texte virgilien la prophétie gouvernementale qui nous sauverait. Cependant, les analogies des époques, laissons les différences, nous rendent plus sensibles que jamais à la douleur que Virgile a peinte et à l’espérance qu’il a entrevue, au désordre qu’il a détesté, à l’ordre qu’il a désiré. Son œuvre a ainsi, de nos jours, une « modernité, » comme on dit, à laquelle, sans le vouloir, notre rêverie s’abandonne et se fie, durant notre lecture. De même que Virgile, au moyen âge, accompagnait une prière, il accompagne une pensée encore, et qui encore est une prière. « Maro, prophète des Gentils, apporte ton témoignage au Christ Jésus ! » lui disait-on dans le Mystère de Noël. « Maro, prophète de Rome, apporte aussi le témoignage de ta douleur et de ton espérance à nos patries ! » lui disons-nous. La « modernité » de Virgile est perpétuelle au cours des âges.

M. Bellessort fait une remarque très juste et pénétrante, et qu’il aurait pu, à mon avis, utiliser davantage : Virgile « vieillit les institutions et il modernise les hommes. » L’Énéide est le poème de Rome dès avant la naissance de cette ville ; et Virgile nous conduit