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petit propriétaire, quand le jeune Octave distribua les champs aux vétérans de son père adoptif et que l’Italie devint une patrie pleine d’exils. À Rome, il a trouvé la folie en état de prospérité insolente ; la sagesse représentée par un Caton qui se promène sans tunique et les pieds nus, pour qu’on voie que Caton proteste contre le luxe et la mollesse : mais Caton s’enivre, donne sa femme à un ami et la reprend veuve et enrichie d’un fameux héritage ; la vertu représentée par le pâle et mince Brutus, qui reproche aux tribuns de porter des agrafes d’or et qui a des hommes de paille à Chypre pour veiller à ses trafics d’usurier. Rome est démoralisée et s’agite dans une espèce d’anarchie opulente. Virgile a vu cette Rome insensée. Il était l’une des victimes du désordre ; il a éprouvé l’immense douleur qui tourmentait le monde antique aux pires années et une alarme de conscience qui préparait la venue d’un sauveur.

Les choses étaient à un tel point qu’il fallait aboutir au désespoir ou bien attendre un sauveur. Mais qui serait le sauveur ? Là-dessus, les partis avaient leur querelle. Horace compte sur le jeune Brutus. Et il a tort. Il connaît mal ce jeune Brutus et, principalement, se connaît mal. Mieux averti, Horace n’oublierait pas de sauvegarder son repos, son plaisir et la sécurité de son indolence : les sceptiques ne songent point assez qu’il leur convient, et à leurs intérêts bien évalués, d’être conservateurs. Plus chimérique en apparence, Virgile aurait pu moins étrangement aller aux aventures : mais ce fut lui, le conservateur. De très bonne heure, il se rangea au parti de César et de l’ordre. De très bonne heure : c’est, du moins, l’avis de M. Bellessort, qui en voit la preuve dans un vers de la neuvième Bucolique. Après la mort de César et tandis que le jeune Octave célébrait les jeux funèbres, une comète se montra durant sept nuits consécutives : les partisans de César interprétèrent ce phénomène en disant que cette céleste lumière était l’âme de César accueillie par les dieux immortels. « Voici que s’avance l’astre de César ! » dit le bon vieillard Mœris, dans la neuvième Bucolique. M. Bellessort croit que c’est une allusion à la comète d’apothéose. Je n’en suis pas sûr. Mais, quoi qu’il en soit, Virgile a été le partisan d’Auguste, qui rétablissait l’ordre et le calme dans tout l’Empire et dans les âmes. M. Bellessort a très bien résumé la politique de Virgile : « Nourri des solides vertus paysannes qui avaient fait la grandeur romaine, pratique comme le sont, les grands, les vrais idéalistes, il eut horreur de tous les tumultes où sombrait l’ancienne République : et il n’hésita point à saluer l’avènement du libérateur. Il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre