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L’interprétation de M. Bellessort est d’un critique et d’un poète ; le critique a guidé le poète : et c’est le poète qui a compris, mieux qu’on n’avait encore fait, je crois, la pensée de Virgile. On a eu tort de ne compter pour rien la part de « fantaisie divine » qu’il y a dans l’œuvre d’un grand poète : « L’enfant existe ; c’est sûr. Et je consens, pour faire plaisir aux mânes d’Asinius, que ce soit lui, et que Virgile l’ait vu dans son berceau, et qu’il ait été un beau petit garçon. Il l’a vu. Un petit enfant, c’est l’humanité qui recommence. Ah ! que le monde ne peut-il recommencer comme lui, avec lui ! Justement Virgile, qui a le sens religieux et la curiosité des mystères, vient de lire les prédictions orientales ; il possède quelques notions de l’orphisme ; il connaît les vieux oracles étrusques. Des images étranges et belles accourent. Des vers s’ébauchent, se précisent, se groupent, chantent. Si sa muse pastorale sortait des bois déguisée en sibylle pour paraître devant le consul ? ?… » Allusion à ce vers où Virgile promet, s’il chante les forêts, de les rendre dignes d’un consul… « Ce divertissement l’amuse. Mais peu à peu il est pris lui-même à son jeu. L’artiste sait où il va, parce que l’artiste impose sa volonté à la matière, je veux dire l’ordre et la mesure. Le poète, l’inspiré, ira beaucoup plus loin qu’il n’en a l’idée. Voyez avec quel art le poème est varié et nuancé ; comme aux éclats prophétiques succèdent harmonieusement des tableaux d’une fraîcheur puérile et brillante ; comme l’enthousiasme et l’enjouement alternent ; comme tour à tour le ton s’élève, s’abaisse et se relève encore ; comme nous sommes gagnés nous-mêmes par l’attente de l’illuminé qui aperçoit dans l’avenir le splendide appareillage des jours meilleurs et par l’anxiété du poète qui voudrait reculer les limites de sa vie ! Et tout à coup sa voix descend, se fait très douce. La sibylle disparaît ; nous n’avons plus en face de nous qu’une nourrice latine qui tend le petit enfant à sa jeune mère et, lui montrant dans l’atrium, selon l’antique usage, la table pour Hercule, le lit pour Junon, les deux divinités conjugales, lui chante l’ancienne berceuse : L’enfant qui ne sourit pas à sa mère ne mangera pas avec le dieu, ne couchera pas avec la déesse !… » Voilà tout le poème qui s’éclaire d’une lumière intelligente ; et, pour ainsi dire, cette lumière n’est pas en dehors de lui, mais en lui.

Voilà comment Virgile, une quarantaine d’années avant la naissance du Christ, a pressenti les temps nouveaux. « Le poème, compris de cette façon, n’en garde pas moins sa beauté mystérieuse, » ajoute M. Bellessort ; et : « Quand on aura dénombré, examiné toutes