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préservée. Ces contre-sens viennent pour la plupart de la difficulté que nous éprouvons à concevoir ce qui ne nous ressemble pas du tout. Et nous amenons à nous le passé. Mais, si nous ne commettions pas ce méfait, le passé aurait bientôt fini de nous intéresser aucunement : il périrait sous la poussière. Ce qui le sauve, c’est notre passion de nous retrouver en lui.

De tous les écrivains de l’Antiquité, Virgile est sans doute le plus vivant, celui que notre amitié abandonne le moins. Quelles ont été, depuis sa mort et jusqu’à nous, ses tribulations ? C’est une histoire étonnante et qu’on n’a pas encore écrite d’un bout à l’autre. Une partie seulement de cette histoire emplit les deux tomes du très savant et ingénieux Domenico Comparetti, Virgilio nel medio evo, qu’a résumés vite et bien M. Bellessort dans son dernier chapitre. A la fin du quatrième siècle, Macrobe nous mène chez le préfet de Rome, ancien proconsul d’Achaïe, Praetextatus. Il y a là une compagnie de lettrés ; et l’on parle des dieux, avec l’imprudence ordinaire. Praetextatus dit que les dieux sont les divers symboles du soleil. À ce propos, il a cité le témoignage de Virgile. Un juriste ou qui, du moins, est fier d’avoir suivi un cours de droit pontifical et qui s’appelle Evangelus, répond que Virgile ne mérite pas le renom d’un philosophe : ce n’était qu’un poète, et imparfait. D’ailleurs, ce poète lui-même avouait les défauts de son épopée, si bien qu’il la voulait brûler… L’opinion d’Evan gel us a été reprise, le siècle dernier, par le Boche Niebuhr, qui trouvait à louer Virgile, non pas d’avoir écrit l’Enéide, mais de l’avoir voulu brûler : laissons ce Boche !… L’opinion d’Evangelus irrite les amis de Praetextatus et chacun d’eux entreprend de glorifier le grand poète, l’un pour sa connaissance des lois divines et humaines, un autre pour son éloquence, un autre pour l’art avec lequel il a imité Homère, un autre pour le soin qu’il a eu de conserver à la postérité certains vers des anciens poètes latins. Flavien, le dernier, allait vanter la « science augurale » de Virgile : malheureusement, ce passage de Macrobe s’est perdu.

Ce qu’on aperçoit, c’est qu’au temps de Macrobe Virgile était considéré comme ayant, dit M. Bellessort, « une intelligence profonde des choses religieuses, une science admirable des doctrines sacrées étrangères ou romaines ; » on estimait enfin » que ses vers disaient beaucoup plus qu’ils ne le paraissaient et que la plupart de ses intentions demeuraient cachées au commun des lecteurs. » Eh bien ! voilà en résumé l’idée que le moyen âge s’est faite de Virgile : non qu’elle vienne de Macrobe ; elle est plus ancienne que lui. Aux murs