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brutalités des « Elisabéthains, » et il invoque le fameux sonnet de Shakspeare : « Les yeux de ma maîtresse ne sont pas des soleils. » Le « sérieux » de ces poèmes, c’est en somme de rompre avec la convention idéale et de faire entrer dans la poésie le côté physique de l’amour. Est-ce que « le véritable réalisme » littéraire se bornerait à n’être qu’une reproduction intrépide de ce qui se dit au fumoir en présence d’un clergyman ? »

Un second trait de ces poèmes (et plus sensible encore dans le dernier recueil, composé presque tout entier à Tahiti), c’est une irréligion tranquille, un matérialisme tout épicurien. Ce sentiment est bien éloigné du satanisme de Byron, de ses imprécations et de ses injures aux dieux ; il ne ressemble même plus au déisme anticlérical, qui fait parfois de Swinburne un émule de Victor Hugo dans le Pape ou dans les Raisons du Momotombo. Sans doute, le poète écrit plaisamment dans ses lettres « qu’il brûle et qu’il torture tous les jours les chrétiens, » et il lui arrive de parler en vers de la fuite du « noir escadron des Dieux. » Mais la plupart du temps il se borne à déclarer que le monde finit ici-bas et qu’il n’y a pas d’autre Paradis que la terre.

On a dit d’André Chénier qu’il était athée avec délices. Rupert Brooke, que les filles de Papeete appelaient Pupure, à cause de ses boucles blondes, nous apparait-il autre dans cette voluptueuse élégie de Tiare Tahiti ou dans ce piquant poème du Ciel, où il se figure ingénieusement la théologie d’un poisson ? « Nul doute que le Bien ne doive sortir un jour de l’Eau et de la Boue ; l’œil de la piété discerne un dessein, une cause finale dans la Liquidité ; la foi nous le dit : l’Au-delà ne peut être l’Absolument Sec… Oh ! dans le Torrent Éternel, nulle mouche ne cache un hameçon ; mais il y croit des herbes plus que terrestres, il s’y amasse une céleste vase ; il y abonde des chenilles grasses, des libellules du Paradis, des insectes incorruptibles, des mouches surnaturelles ; là vit le Ver qui ne meurt jamais. Et dans ce Ciel de ses rêves, plus de terre, dit le Poisson. »

Cette altitude irrespectueuse s’exprime particulièrement dans une lettre à Miss Violet Asquith, écrite des montagnes de Fiji, et où le poète s’amuse à feindre la terreur qu’il a d’être mangé par les cannibales. « C’est absurde. Il y a vingt ans qu’ils ne mangent plus personne, et il y a bien plus longtemps qu’ils ont renoncé à cet usage particulièrement exécrable, de