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près le caractère de cette nouvelle génération anglaise qui a été celle de la guerre, et que l’on a essayé de définir par le nom d’ « élisabéthain. »

A vingt-quatre ans, le nom de Rupert Brooke était déjà célèbre comme celui d’un des jeunes poètes les mieux doués de l’Angleterre. La mort le fit entrer dans la gloire, la mort et la publication d’un recueil posthume de poésies, que bientôt tout ce qui parle anglais dans le monde sut par cœur. Depuis sa première édition, au mois de juin 1915, (l’auteur était mort en avril, âgé de vingt-sept ans), ce mince volume de cinquante pages a eu plus de cent mille exemplaires. Il y a peu d’exemples d’une pareille fortune pour un livre de vers. L’Université de Yale, en 1916, décerna à la mémoire de Rupert Brooke le premier prix annuel de la fondation Howland, qui vient d’être attribué à notre compatriote le peintre Charles Lemordant. Cinq ou six sonnets immortels, les plus beaux qu’ait inspirés la guerre, la grâce juvénile des autres pièces, où se révélait un tempérament adorable de poète, parfumé de tous les parfums de l’Océanie, et la fin du héros, emporté à l’âge de Keats, sur la mer des Cyclades, dans l’île de Scyros, comme Byron à Missolonghi, pour la délivrance de Constantinople tout s’unissait pour faire de cette mort prématurée une mort prédestinée, réveillant dans toutes les mémoires les plus belles images : une mort à laquelle Homère, le sourire d’Hélène, les lauriers et les myrtes des îles de la Grèce, les souvenirs des poètes et ceux de la croisade s’accordaient pour faire, avec la mer et la plainte des Sirènes, les plus magnifiques funérailles.

C’était une nature d’un charme irrésistible, vive, ardente, inquiète, avec une gaieté, une sensibilité exquises. Une beauté gamine et radieuse, un Apollon enfant, disent ceux qui l’ont connu, les lèvres gourmandes et entr’ouvertes, les narines frémissantes, aspirant avidement la joie. Il avait cette impatience qu’on remarque souvent chez les êtres qui n’ont pas de longs jours à vivre. A vingt ans, il se croyait vieux. Des accès de dépression et de découragement où il se désespère, où il doute de tout, et se représente boudant et chipotant la vie comme un fruit gâté sur une assiette. Le lendemain, il a tout le printemps dans les veines. Il veut « faire à pied mille milles, écrire mille drames, composer mille chansons, avaler mille pots de bière, embrasser mille jeunes filles… »