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déposant, en 1840, devant le tribunal de la Seine : « Le prince montrait une impassibilité extraordinaire ; aucune plainte ne sortait de sa bouche et jamais il ne rompait le silence. » Quant à Gomin, en 1834, à la Cour d’assises, il affirmait que le petit prisonnier parlait quotidiennement, et toujours « sur des sujets graves et élevés. » — « Ces conversations, ajoutait-il, ont laissé en moi de profonds souvenirs… Je surprendrais l’auditoire si je voulais répéter ce qu’il me disait. » On éprouve, en confrontant ces témoignages, l’impression que quelqu’un ment ; qu’il y a des choses qu’on ne sait pas, qu’on ne saura jamais… Entre le Joas de neuf ans qu’évoque Gomin et l’obstiné taciturne de son compère, auquel croire ?

Muet ou non, peu importe : il y a là, au second étage de la Tour, un enfant qui en remplace un autre, celui qu’on a enlevé du Temple pour le déposer à Vitry. Et de celui-ci pourquoi ne parle-t-on jamais ? Ceux qui ont cru sauver en lui le fils de France sont-ils aussi désabusés ? Reconnaissent-ils qu’ils avaient été devancés : que, longtemps avant le 9 thermidor, le véritable Dauphin était déjà disparu, caché, — comme tant d’autres enfants orphelins de par l’émigration ou l’échafaud, — dans quelque faubourg populeux, ou au fond d’une province éloignée, chez des gens grossiers, ignorants, incapables de comprendre ses protestations et ses plaintes : et que Chaumette étant mort, — Chaumette qui voulait « faire perdre au petit Capet l’idée de son rang, » et qui y a peut-être réussi, — personne ne connaît plus le sort du petit roi fantôme que, depuis le 21 janvier, tous les partis successivement ont eu pour axe secret de leur politique et qui fut l’appât de tant d’ambitions ?


G. LENOTRE.