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dont j’ai parlé (de 1821 à 1831), les trente-quatre éditions collectives des œuvres (de 1825 à 1875) qui, toutes, débutent par le volume des premières Méditations, les multiples réimpressions de l’édition Hachette in-18, les contrefaçons étrangères, les éditions scolaires, etc. ? On voudrait le savoir. Selon l’avertissement de la 12e édition, il avait déjà été tiré plus de 30 000 exemplaires. Or, ce succès s’est maintenu. De 1869 à 1895, en 26 ans, il s’est vendu plus de 38 000 exemplaires, c’est-à-dire bien près de 1 500 exemplaires par année.

Ces chiffres dispensent de demander si Lamartine se lisait encore au temps du Parnasse et du Naturalisme. Ils montrent que, quelle que fût l’attitude de la critique, qu’elle fût favorable ou hostile, enthousiaste ou dédaigneuse, le bourgeois, insoucieux de la doctrine, indifférent aux écoles, ignorant des volte-face des experts, sensible seulement à son plaisir, et faisant consister son plaisir dans une certaine qualité ou une certaine intensité d’émotion, — le bourgeois continuait de lire les Méditations. Quoi que pussent écrire dans les journaux et les Revues les messieurs qui font profession d’y juger les ouvrages, le collégien, le pensionnaire, et la femme du notaire, nourrissaient leur rêverie de la poésie lamartinienne : leur goût ne dépendait pas de la cote officielle du talent de l’auteur.

En réalité, la parade des « montreurs » romantiques n’avait guère intéressé que le petit monde des snobs parisiens et provinciaux. Pour le simple et naïf lecteur qui s’abandonne au livre, il n’avait pas été en la puissance même du poète de fausser l’impression de sa poésie. En dépit de tous les Commentaires, le collégien, la pensionnaire et la femme du notaire qui dévoraient le petit in-12 des Méditations, y apercevaient à peine Alphonse de Lamartine, et ne rapportaient ses vers qu’aux mouvements de leur propre sensibilité. Et pour cette raison, la réaction anti-romantique ne les touche guère. Pourquoi se seraient-ils révoltés contre une « impudeur » qui leur échappait ?

Voilà pourquoi, d’année en année, la vente du volume se soutenait ; et voilà qui nous donne à penser sur le pouvoir réel de la critique. Voilà aussi qui nous avertit que le succès est un fait, dont après tout il est raisonnable ; et même « scientifique, » de faire état. Il est possible de prétendre avec Leconte de Lisle que « la marque d’une infériorité intellectuelle est d’exciter d’immédiates et universelles sympathies : » n’envions