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des pays envahis, l’esclavage imposé à la Belgique, les perfidies sans nombre du gouvernement et l’outrecuidance de l’État-major, il n’y avait là rien qui put me surprendre après tout ce que j’avais déjà vu et entendu. Mais que la chute piteuse et honteuse de l’auteur responsable de tant de crimes, du souverain que, malgré ses ridicules, son insuffisance et sa vanité, on avait si longtemps révéré comme un demi-dieu, n’arrachât pas un cri de protestation, ne provoquât pas un sursaut de mépris « Vraiment tout sombrait à la fois. Et la dignité du peuple s’en allait à la dérive avec sa puissance.

Apres avoir vu cela, je m’attendis à tout. Les journaux publièrent le texte de l’armistice. C’était la ruine et c’était la houle. On se résigna aussitôt à l’une et à l’autre. Pourtant les illusions ne disparurent pas. On se mit à espérer que la paix définitive rétablirait la situation. Et cet espoir ne fut pas étranger, me semble-t-il, à la débâcle définitive du régime monarchiste. L’Allemagne voulut paraître les mains nettes à la Conférence de Versailles. Elle pensa qu’en faisant peau neuve elle serait méconnaissable et sans doute mieux traitée. Et ce fut, succédant à la chute des Hohenzollern, la chute de ces innombrables princes dont les pères avaient, en 1871, acclamé Guillaume Ier dans la Galerie des glaces. Chute lamentable d’ailleurs et presque comique. Les princes furent aussi veules dans la défaite qu’ils s’étaient montrés arrogants dans leurs beaux jours. Ce n’étaient que récits de fuites en automobiles, de pourparlers dégoûtants avec l’émeute, et partout le souci de conserver au moins leurs revenus, à défaut de leur honneur.

Pourtant l’armistice m’avait libéré et je ne songeais plus qu’au retour. Le bourgmestre me laissait maintenant une indépendance complète. Plein d’obligeance, il téléphonait à Eisenach, à Cassel pour s’informer de mes passeports. Ils n’arrivaient pas. Je finis par croire qu’on m’avait oublié au milieu du désordre universel, et je résolus de partir pour Weimar et d’obtenir du ministère révolutionnaire qui venait de prendre en mains le gouvernement du grand-duché, le laissez-passer indispensable. Le bourgmestre m’accompagna. Nous mîmes six heures à faire le voyage qui en temps normal en prend trois. Les trains allaient au hasard sur les lignes encombrées, tous bondés de soldats revenant de l’Ouest sans congés, et prodigues d’histoires sur la révolte générale des troupes en France et en Belgique.