Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/850

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
846
REVUE DES DEUX MONDES.

témoigner au public, le bourgmestre m’affirma qu’elle était indispensable et que, livré à lui-même, le peuple serait incapable de se conduire.

Je ne tardai pas à m’assurer qu’il avait raison. À mesure que la guerre se prolongeait, je vis décroître peu à peu la discipline et le respect des règlements. En dépit, des mesures de plus en plus minutieuses sur le commerce des vivres et le rationnement, tout le monde fraudait. Le relâchement des habitudes et des mœurs devenait plus frappant de semaine en semaine. Le journal nous apprenait chaque jour des condamnations de femmes convaincues de relations trop intimes avec des prisonniers travaillant dans les villages des environs. La déférence à l’égard des autorités disparaissait dans les paroles comme dans les attitudes. La contrainte trop longtemps observée devenait trop pesante. On s’en affranchissait, et il devenait visible que le bel ordre dont l’Allemagne était si fière était beaucoup plus une consigne longuement observée, qu’une obligation morale volontairement consentie.

Plus frappante encore était la désillusion générale. Quand j’arrivai à Creuzburg, tout le monde s’attendait à une paix prompte et victorieuse. Les journaux publiaient des bulletins mirifiques sur les exploits des sous-marins. J’entendais discuter sur le moment où, l’Angleterre réduite à merci, l’Entente serait forcée de déposer les armes. Un mois passa, puis deux, puis trois. L’Angleterre tenait toujours et l’on commençait à s’inquiéter. La gloire de von Tirpitz était visiblement en baisse. Le bourgmestre se prenait à croire que je ne m’étais pas trompé en lui prédisant l’échec de l’Unbesrhränkter Ubootkrieg.

Comme presque toute la petite bourgeoisie en pays luthérien, il appartenait à ce parti national-libéral dont le nationalisme consiste à soutenir le gouvernement et le libéralisme à déclamer plutôt qu’à agir contre les cléricaux et les conservateurs-agrariens. Il n’aimait certainement ni les Junker ni les catholiques. Pour le surplus, il ne savait pas très bien ce qu’il voulait, et cette absence de programme s’alliait à une ignorance, qui me parut étonnante, de la situation politique de l’Allemagne. Au début de mon séjour à Creuzburg, il niait obstinément l’existence d’un parti pangermaniste. Il fallut la chute de Bethman-Hollweg pour qu’il se rendit à l’évidence. À partir de ce moment, je vis s’opérer chez lui une évolution