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préoccupations et des scrupules. Il m’aborde un jour et, me prenant sous le bras : « Dites-moi donc… Est-ce qu’il n’existe pas un mot pour désigner le sillon de pierre où tourne la meule d’un moulin ? » Je cherchai et ne trouvai rien. « C’est, me dit-il, pour un vers des Stances. » Je lui dis : « S’il existe un mot, il doit être tellement spécial, que personne ne le comprendra et qu’il déparera vos vers. » Il n’insista pas. À quelque temps de là, il nous récita la strophe où il a remplacé ce mot par deux beaux vers :

Quand le vent emplira le trou béant des portes
Et l’inutile espace où la meule a tourné…


Il vous consultait ainsi souvent, en vous expliquant discrètement de quoi il s’agissait. Rien ne l’eût humilié comme de passer pour un travailleur. Il affectait de mépriser le labeur parnassien et, lui qui s’assimilait si adroitement la manière des vieux poètes, il raillait la perfection d Ilcredia et croyait au génie poétique fonctionnant sur un trépied divin. Cependant, il reconnaissait avec moi la nécessité du travail de recherche ou de corrections, de tête ou sur le papier.

Sa tragédie d’Iphigénie fut faite selon la même lente méthode et le même système de dictées au coin d’une table de café. Il nous récitait tous les jours les vingt ou trente vers composés la veille. Rien qu’à sa façon d’entrer, nous devinions qu’il y avait du nouveau. À peine assis, il se penchait vers nous et cela ne tardait pas : « Vous savez ce qu’Iphigénie disait à son père ? — Oui, vous nous l’avez dit hier… — Eh bien ! voici ce qu’il lui répond… J’ai fait ça cette nuit… » Et, détaillant les nuances, il récitait le morceau. Iphigénie finit par être considérée par lui et par ses admirateurs comme une œuvre absolument personnelle. On oublia que c’était une traduction d’auteur grec et l’on ne prit plus la peine de mentionner sur les affiches le nom d’Euripide. Jusqu’à sa dernière heure, Moréas fut préoccupé par le sort de cette Iphigénie, qui devait couronner sa carrière littéraire. La veille de sa mort, il exprimait encore à M. Maurice Barrès son pressant désir que l’œuvre fût jouée au Théâtre-Français. Après quelques représentations à l’Odéon, à Orange et en Grèce, la pièce fut enfin représentée à la Comédie-Française et n’obtint aucun succès. Il est douteux qu’on la reprenne, et c’est dommage. Il y a deux ou trois scènes remarquables, et de beaux chœurs.