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n’était pas la sienne, et c’est, je crois ; ce que lui reprochait M. Maurice Barrès, quand il le comparait à un sauvage enfilant au hasard de disparates amulettes. Ce procédé de mosaïque fit la gloire de notre ami, parce qu’il sut y mettre du tact, et que cette marqueterie n’empêchait pas sa personnalité de se manifester par des trouvailles et des surprises de style tout à fait originales.

Moréas n’écrivait pas : il dictait. Il prend un soir Baragnon par le bras. « Je suis très ennuyé, lui dit-il. Hébrard m’a demandé pour le Temps un article sur le théâtre grec. Vous savez que je n’écris jamais rien. Il m’est impossible d’écrire… Autrefois, je dictais à Desrousseaux et à Coulon. Mais Desrousseaux fait de la politique et Coulon s’est enterré en province… Voulez-vous venir chez moi ? On boira quelque chose, et je vous dicterai. » Il amena Baragnon chez lui à onze heures du soir et il dicta jusqu’à sept heures du matin la valeur de deux gros feuilletons. Pour remercier Baragnon, il fit ce qu’il faisait rarement : il l’invita à déjeuner chez un mastroquet, qui leur servit des pommes frites brûlées que Moréas déclara exquises.

Pourtant, aux dernières années de sa vie, Moréas avait renoncé à dicter ; il s’était résigné à écrire lui-même ses feuilletons de la Gazette de France. L’effort lui était odieux ; il détestait toute espèce de contrainte, et se contentait, selon l’antique formule, d’attendre l’inspiration. Elle lui venait en plein air, dans ses promenades, au retour des Halles. La fraîcheur du matin, succédant à l’atmosphère étouffante des brasseries, renouvelait sa sensibilité et ravivait son amour des images et des rythmes. C’est après ces nuits de désœuvrement fumeux qu’il trouvait ses vers les plus purs. À force de les ruminer dans sa tête, il finissait par les apprendre par cœur. C’est ainsi que furent composées les Stances, son plus parfait ouvrage. Le lendemain, en arrivant au café, il se mettait à la recherche de Desrousseaux, pour lui dicter le travail de la veille : « J’ai fait deux Stances hier, nous disait-il. Je vous les lirai quand Desrousseaux les aura écrites. » Et, ayant allumé sa pipe, il dictait gravement les huit nouveaux vers. La même scène recommençait quelques jours après. J’ai moi-même écrit plusieurs fois sous sa dictée, en l’absence de son ami.

Comme J.-J. Rousseau, Moréas raturait ses brouillons dans sa tête, et ce travail lui donnait, sans qu’il l’avouât, bien des