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Moréas et les disparus du Vachette. Ironique figure de Méphisto, Doncieux, fils de l’ancien préfet de Vaucluse sous l’ordre moral, représentait assez bien le type de l’homme du monde qui a fait de brillantes études. Doué d’une facilité d’élocution qui n’était jamais ennuyeuse, il avait publié un excellent recueil de chansons populaires et une thèse intéressante sur le Père Bouhours. Attiré par les recherches historiques, il s’était épris d’occultisme et de magie, et les œuvres d’Huysmans furent un moment ses œuvres favorites. Il y eut des discussions véhémentes au no 80 de la rue d’Assas, où Doncieux nous réunissait le soir jusqu’à minuit. Son amour pour les poésies fugitives lui inspira l’idée de faire l’épitaphe de tous ses amis. Le pauvre garçon mourut le premier et personne ne fit la sienne.

On a souvent signalé la vanité légendaire de Moréas. C’était un travers de caractère bien plus qu’un vice d’esprit. Il s’estimait grand poète et ne se gênait pas pour le déclarer. Se trouvant un jour avec son ami Durand, il invita en ces termes un tout jeune homme qu’on lui avait présenté : « Venez dîner avec moi. Vous pourrez dire un jour que vous avez dîné avec un grand poète. » Et, comme le jeune homme restait un peu interloqué : « Parfaitement, je suis un poète dans le genre d’Homère !… — Et encore ! appuya Durand, en souriant dans sa barbe, Homère n’a peut-être pas existé ! — C’est vrai, dit Moréas. Homère, lui, n’a peut être pas existé… tandis que moi j’existe… »

À la pension Laveur, il eut un soir pour voisin un homme de lettres qui faisait profession d’aimer la poésie. « Ah ! dit Moréas soupçonneux. Et quel est le poète que vous préférez ? » L’autre répondit : « Oh ! moi, en poésie, je suis éclectique. — Il ne faut pas être éclectique, » dit sévèrement Moréas en lui tournant le dos.

Quand il avait fini de réciter une de ses poésies, il fronçait les sourcils et, avec un petit, relèvement d’épaules satisfait, il vous disait confidentiellement : « N’est-ce pas que ce sont des vers de grand poète ? »

Il n’admettait pas qu’on fit devant lui l’éloge des autres poètes, si ce n’est avec des réserves rassurantes pour sa propre gloire. Baragnon ayant un jour déclaré que Mistral était le plus grand poète du siècle, Moréas resta silencieux et effila sa moustache d’un air pensif ; puis, prenant Baragnon à part, la