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Ceux qui n’ont pas entendu Moréas dire des vers en fronçant les sourcils, dans une sorte de sainte colère, n’auront jamais aucune idée du retentissement que donnait aux belles phrases rythmées sa voix grondante comme un orage. Moréas avait de la poésie une compréhension merveilleuse. Sa diction prenait quelque chose de prophétique. Cet Athénien portait en lui une rumeur d’images toujours chantante, qui s’éveillait au moindre écho. Il passait des journées hanté par certaines citations, et, pour peu qu’on le revit les jours suivants, on pouvait suivre la trace de ses lectures. Je l’ai entendu se délecter d’un vers de Lamartine : « Étoile de la gloire, astre de sombre augure, » qu’il prononçait : « Étouâle de la glouare, âstre dé sombre augure, » et encore le morceau de Lamartine sur Rousseau : « De son tombeau de gloire à son berceau de nuit, » ou des vers de d’Aubigné, de Ronsard : « Un Christ empistolé tout noirci de fumée… » Certaines images de Victor Hugo ne le satisfaisaient qu’à moitié. Quand on citait devant lui les vers fameux : « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles, » ou bien : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn, » il souriait : « Oui, c’est charmant, disait-il, mais c’est du romantisme… Le vrai Victor Hugo est dans les Paroles sur la Dune, des Contemplations. » Et, enflant la voix, prenant son air de tempête, il déclamait :

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?
            Est-il quelqu’un qui me connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis
             De la clarté de ma jeunesse ?…


« Voilà la vraie poésie ! disait Moréas. Voilà le vrai Victor Hugo ! »

Il entreprenait quelquefois de vous expliquer ce que c’était que la poésie. Il commençait par citer des exemples, puis finissait par dire : « La poésie ! Vous ne savez pas ce que c’est ? Ce n’est rien du tout, et c’est beaucoup. » Le son des mots agissait sur lui d’une manière extraordinaire. Il répétait vingt fois par jour des titres d’ouvrages ou de simples noms dont l’harmonie le ravissait, comme : « Don Diego Hurtado de Mendoza, » qu’il prononçait avec une emphase provocante ; ou, vous prenant par le bras, il vous interpellait par le vers de Dante : Sei tu, quel Virgilio, ou encore : La bocca mi baccio, tutto tremente. Il