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c’était : « Comment ! vous ne le connaissez pas ? C’est un de mes amis. Un imbécile. Je vous le présenterai. » Je le rencontrai un jour au bas de la rue de l’Odéon. « Venez, me dit-il, il y a au coin un bistro où l’on boit du café comme on n’en trouve nulle part. — Pas même sur les boulevards ?… » Il leva les yeux au ciel : « Quelle blague, les boulevards ! »

Quand il déjeunait au Vachette, il commençait par renvoyer tous les plats. Tout était « infect. » Le gérant, qui le connaissait, s’inclinait en souriant. On faisait mine de lui changer son « infecte » côtelette, et on lui rapportait la même. Il la regardait attentivement : « À la bonne heure ! » S’il demandait de la fine Champagne, il flairait la bouteille : « Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Apportez moi de la vraie. » On tâchait de lui persuader qu’il se trompait ; mais comme il n’entendait pas raison, le gérant finissait par aller chercher une bouteille qu’on débouchait solennellement. Il la humait : « Très bien !… » C’était la même.

Il nous quittait parfois pour aller au café des Lilas, où trônait depuis des années le prince des poètes, Paul Fort. J’ai peu fréquenté Paul Fort, célèbre à cette époque par ses longs cheveux valaques et la réclame que lui faisait une infatigable escorte d’amis. Je sais maintenant que c’est un homme charmant, et je rattrape le temps perdu en disant le plus de bien que je peux de ses ouvrages, qui sont des ruissellements d’images et de sensations rares. Mais pourquoi Paul Fort ne met-il pas ses vers à la ligne ? Pourquoi ce poète affecte-t-il d’écrire de la prose ?

Moréas ne venait pas au Vachette le vendredi. Ce jour-là il allait au café Steinbach, un peu plus haut, boulevard Saint-Michel, retrouver un petit cercle d’amis, Golstein, Maindron, Durand, Gillouin, Dubreuilh, Meyerson, l’auteur de l’original ouvrage : Identité et Réalité, et quelqu’un encore dont j’ai oublié le nom, un garçon à grande barbe et longue pipe, que Moréas appelait, je ne sais pourquoi, le navigateur hollandais. On se livrait là à d’ahurissantes disputes philosophiques.

Moréas avait un despotisme de caractère qui eût été haïssable chez un autre et qui faisait, au contraire, sa personnalité et son charme. On acceptait cette tyrannie parce qu’elle se réduisait, en fin de compte, à la manie de ne pouvoir supporter la contradiction. Au début de notre connaissance, j’eus