Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me faut. Ainsi, par exemple, quand j’ai une indigestion, il n’y a qu’une chose qui me remette l’estomac d’aplomb : c’est de manger une boîte de homard. » Il n’y avait rien à répliquer.

Il avait horreur des voyages. J’ai toujours été stupéfait de voir un habitant d’Athènes oublier si complètement son pays natal. « Comment se fait-il, lui disais-je, que vous ayez si peu d’envie de retourner en Grèce ? Peut-on préférer Montmartre et les Halles au Parthénon, à Argos, à Aulis, à tous ces beaux pays de légende et d’histoire ? » Il répondait : « C’est pour mieux aimer mon pays que je l’ai quitté. » Il retrouvait, disait-il, le ciel d’Athènes le matin, sur les fortifications. Au surplus, la Grèce des livres lui suffisait. Il n’était retourné là-bas que deux ou trois fois, notamment pour aller voir jouer son Iphigénie. Il fut, à cette occasion, félicité par le Roi qui, étant déjà venu en France quelques années auparavant, lui exprima la surprise de ne pas l’avoir rencontré à Paris. « Ça ne m’étonne pas, dit tranquillement Moréas, je ne vais voir personne. »

Il essayait quelquefois de changer d’air et disparaissait subitement. À peine dans la banlieue, il rebroussait chemin, revenait le soir au café et ne parlait pas de sa tentative d’évasion. Son excursion dans le Midi de la France, un de ses plus longs voyages, lui inspira quelques jolies impressions. Le pays de Bandol et de La Ciotat lui plut beaucoup. « Certes, a-t-il écrit, par un temps ensoleillé, ces collines douces que couronnent de distance en distance les pins élancés, touffus à la cime ; ces platanes fourrés de lierre au bord de la route, ces modestes maisons de plaisance d’où s’envole la fumée même de l’Oyssée, sont un régal non seulement pour les yeux, mais en même temps pour l’âme, éprise d’eurythmie. Et, quant à cette blancheur éblouissante qui semble avoir frappé Stendhal, qui dira jamais tout son charme idéal et toute sa vertu philosophique ? Pourrais-je oublier ces deux petits cyprès que j’ai vus aux environs d’Aubagne ? Ils se tenaient à l’entrée d’une blanche clôture, avec l’air d’une résignation si gaie… Moi aussi, j’ai admiré le golfe de Bandol et toute cette côte aiguë. Je la préfère à la molle Riviera, riche en jardins où pendent les citrons d’or. »

Cette année-là, Moréas poussa jusqu’à Menton, où se trouvait alors le musicien Dubreuilh. Dès son arrivée à la gare.