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JEAN MORÉAS


ET LA VIE DE CAFÉ


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La vie de Jean Moréas a été pour bien des gens une cause de scandale. Non qu’il fût un bohème. Il n’avait rien du bohème légendaire à la façon de Murger. Muni de bonnes rentes familiales, non seulement il ne manquait de rien, mais il ne se privait d’aucun plaisir. Il a vécu, non pas la vie de bohème, mais, ce qui est bien différent, la vie de café, la vie noctambule.

Le dernier bohème authentique fut Villiers de l’Isle-Adam, que Moréas avait connu et fréquenté quelque temps. Je n’ai vu qu’une fois l’auteur de l’Ève future. C’était au Gaulois, boulevard des Italiens. Je causais avec un rédacteur, quand on fit passer une carte, et, un moment après, entra un homme maigre et timide, qui balbutia, prit rendez-vous et sortit. Je demandai qui était ce monsieur : « Comment I me dit-on. Vous ne le connaissez pas ? C’est Villiers, le plus grand noctambule de Paris. » Celui-là connut vraiment la vie de bohème, — et de misère, — qu’il résumait d’un mot si pittoresque, une nuit qu’il couchait sous les ponts avec un ami : « C’est égal, on s’en souviendra, de cette planète. »

Moréas a abusé toute sa vie de la robuste santé que lui avait donnée la nature. Il est extraordinaire que son tempérament ait si longtemps résisté aux surmenages destructeurs qu’il s’imposait nuit et jour. Les médecins ne se lassaient pas de le lui répéter. Il se moquait d’eux. Là-dessus, comme en toutes choses, il avait des théories bien arrêtées. « Les médecins sont des ânes, disait-il. Je sais très bien ce que j’ai. J’ai les nerfs malades depuis l’âge de quinze ans. Moi seul, je sais ce qu’il