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d’autres prisonniers. La plus grande partie de notre captivité s’est écoulée à Iéna, puis plus tard, pour M. Fredericq, à Burgel, aux environs de cette ville, et pour moi-même à Creuzbourg-sur-Werra, petite localité de Thuringe à douze kilomètres au Nord d’Eisenach. Nous y avons mené une existence solitaire dont rien, pas même la mauvaise santé, n’est venu interrompre la lente monotonie. Nous pouvons dire : j’étais là ; nous ne pouvons guère ajouter : telle chose m’advint.

Mais s’il ne nous est rien arrivé, nous n’avons eu que trop l’occasion d’observer. Isolés au milieu de la population allemande et forcément en contact avec elle, nous avons pu recueillir sur son esprit public, sur ses mœurs, sur ses idées politiques, des données qu’un séjour fait en temps de paix, aux mêmes endroits, ne nous aurait jamais permis de rassembler. Le caractère des peuples, comme celui des individus, ne se révèle qu’en temps de crise. Peu de personnes se sont trouvées, je pense, durant la guerre, dans une situation plus favorable que la nôtre pour découvrir certains aspects du peuple allemand. Les espions de l’Entente ou les journalistes neutres qui ont pu pénétrer en Allemagne de 1916 à 1918 n’ont certainement pas joui des mêmes facilités que nous. Ceux-ci se confinant dans une réserve prudente ou timide, ceux-là obligés de s’entourer de mille précautions, ils n’ont pu que noter ce qu’il leur a été possible de surprendre à la hâte ou ce que l’on a bien voulu leur montrer. Pour nous, nous avons eu le temps de regarder et d’apprécier. Sans doute, nous n’avons pu explorer qu’un domaine bien restreint et nous n’avons connu que des individus dont aucun n’a joué un rôle considérable dans les événements. Le lecteur jugera si les impressions qu’ils m’ont laissées valaient la peine d’être écrites.


I

J’ai toujours cru que le dépit doit avoir contribué pour une assez large part à notre déportation. Depuis de longues années, nous entretenions, Fredericq et moi, des relations scientifiques très suivies avec l’Allemagne. Nous étions, je crois, les seuls étrangers qui fréquentassent habituellement les Deutsche Historikertage, et nous avions eu ainsi l’occasion de faire la connaissance personnelle de la plupart des historiens allemands.