ce sentiment du rythme et de la cadence, des valeurs et des nuances, cet art de dire le vers, art délicat et profond, art qui s’en va et dont, à peu près seule aujourd’hui, depuis la retraite de Mme Sarah Bernhardt, Mme Bartet maintient la tradition !
Le départ de Mme Bartet créerait à la Comédie-Française un vide que, dans l’état actuel de la troupe, il serait impossible de combler. On y jouerait encore, sans trop de peine, les pièces modernes. Mais Antigone et Andromaque, Bérénice et Dona Sol y seraient sans voix. Pourquoi donc la grande artiste s’obstinerait-elle à quitter, en pleine possession de son talent, une scène qui a besoin d’elle ? Certes nous comprenons ses scrupules, et ils lui font le plus grand honneur. Elle ne veut pas risquer d’être de celles qui se survivent à elles-mêmes. D’autres se sont attardées ; elle, au contraire, devance l’heure... A nous de ne pas la laisser faire. Il y a, à la Comédie-Française, un administrateur, mieux placé que personne pour apprécier les services que rend l’exquise doyenne : avec une autorité toute particulière, il fera valoir les droits de la grande maison. Il y a les sociétaires pour qui c’est un honneur de jouer aux côtés d’une telle protagoniste : ils l’arrêteront au passage. Il y a la critique, soucieuse de conserverie plus longtemps qu’il se pourra, une telle interprète à nos maîtres classiques. Il y a tous les lettrés dont l’unanime suffrage n’a jamais manqué à Mme Bartet et qui lui adressent leur vœu unanime. Ils n’admettront pas, nous n’admettrons pas qu’il puisse être question d’ « adieux » de Mme Bartet. Si elle a donné sa démission, eh bien ! le public la refuse : qu’elle la reprenne !
Voici mon dernier argument : il est, à lui seul, plus fort que tous les autres. Au lendemain de la guerre où nous avons lutté pour notre culture nationale, il importe que tous, — les aînés qui ont combattu pour l’intégrité de notre patrimoine littéraire, les jeunes gens qui veulent s’initier à la beauté de notre poésie, les étrangers qui viennent à Paris et y viendront de plus en plus, — entendent la musique du vers français divinement soupirée. Alors nous serions impardonnables de laisser partir celle qui est toujours la divine.
RENÉ DOUMIC.