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REVUE LITTÉRAIRE

LE PREMIER LIVRE DE JULES RENARD [1]

Un nouveau livre de Jules Renard, — son premier roman, qu’il refusait de publier et qui vient de paraître dix ans bientôt après sa mort, — éveille le souvenir de ce grand garçon dédaigneux et timide, orgueilleux et bon, l’un des parfaits écrivains de son temps. Il avait de petits yeux très vifs et qui vous dévisageaient sans pitié. Il parlait peu, comme il écrivait peu : il détestait le bavardage et, le soir, il se repentait encore de quelques riens qu’il avait dits par obligeance et pour n’avoir point à s’excuser de ne pas en dire. Il n’était pas gai ; il n’admirait pas le spectacle que lui donnait le monde. Il ne se fiait point aux idées, qui sont le facile plaisir des frivoles : il préférait la réalité, que l’on n’arrange point à sa convenance. Il aimait la nature et la littérature : il savait réunir ces deux objets de sa prédilection malaisée, consacrant sa vie et l’exquise patience de son art à mettre la nature en prose.

Il a composé une très singulière comédie en douze pages, où on le reconnaît sous le personnage d’Éloi. Ses amis, ses parents et les gens de son village lui reprochent de « faire des mots à leurs dépens. » C’est leur faute : ils sont ridicules. Un homme de cœur, indigné, l’accuse de n’aimer personne ; il s’amuse à répondre avec effronterie : « Je m’aime ! » La nature sait qu’il l’aime : « Il aime mes arbres... — Éloi : Comme ils ont maigri, cet hiver ! — Mes prairies,

  1. Les Cloportes, roman (éditions Crès). Du même auteur : Sourires pincé, la Lanterne sourde, l’Êcornifleur, Comédies, la Bigote, Bucoliques (Ollendorff) ; Poil de Carotte, Histoires naturelles (Flammarion) ; le Vigneron dans sa vigne (Mercure de France) ; Ragotte (Fayard) ; l’Œil clair (Nouvelle revue française) ; Mots d’écrit et Causeries (Les Cahiers nivernais).