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Il alléguait que l’occupation constituait un « état juridique, » et qu’en maintenant sur un autre plan l’existence d’une « autorité légitime, » Son Eminence, tombant dans la faute qu’Elle reprochait à Kant, séparait la morale du droit. Cette flèche ainsi lancée, son plaidoyer pour Kant s’ébauchait :


Je ne me sens pas appelé, disait-il, à entamer une discussion scientifique, avec un philosophe de grande réputation. Je tiens cependant à remarquer que Votre Éminence est injuste vis-à-vis de Kant lorsqu’Elle déclare qu’il a troublé dans l’esprit du peuple allemand le sentiment du droit. Son principal précepte moral était celui-ci : Agis en sorte que la maxime de ta volonté puisse servir en même temps de principe de législation générale. C’est là qu’il faut chercher la conception allemande du devoir, du droit et de la liberté, indépendamment de toute théorie de la connaissance.


Von der Lancken, en définitive, présentait un autre aspect de la pensée kantienne, mais ne disculpait nullement Kant d’avoir isolé la morale du droit. C’est de quoi, tout de suite, le cardinal Mercier prit acte : « Vous vous séparez de la théorie séparatiste de Kant, écrivait-il au diplomate philosophe : vous me donnez implicitement raison de l’avoir dénoncée. » Et sous la plume du cardinal le procès de cette théorie se déroulait à nouveau : « La séparation violente pratiquée par Kant entre le droit et la morale, entre la science et la métaphysique, a disloqué l’unité de notre homme intérieur, ébranlé la stabilité de la conscience morale. » L’Allemagne contemporaine, voilà le résultat. En diagnosticien, le cardinal se penchait sur ce colosse intellectuellement gangrené :


Comment expliquer, insistait-il, ce spectacle déconcertant d’un grand et beau peuple qui, oublieux de ses programmes, de ses aspirations de parti, de ses convictions même les plus profondes de foi chrétienne et catholique, assiste sans révolte, que dis-je ? avec un soubresaut d’allégresse, à l’annonce d’un attentat public, inique, sacrilège, qu’un puissant Empire déclare vouloir commettre, dans la pleine conscience de son acte, sur un État ami, innocent, désaimé ? Je ne vois qu’une solution à cette énigme. Une ambiance intellectuelle s’est créée, en Allemagne, rangeant les relations juridiques à part de la morale : Kant, Hegel, Nietzsche l’ont fait pénétrer dans les différentes couches de la société ; dans cette ambiance, une conception militariste s’est formée, a grandi, s’est fortifiée, d’après