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permettre à Guillaume II de triompher de cette résistance : l’empereur Nicolas était seul, livré pour ainsi dire sans défense aux entreprises impétueuses du souverain allemand, qui put, au bout des trois journées que dura l’entrevue, complètement subjuguer la volonté de son hôte.

D’après ce qui m’a été raconté par l’empereur Nicolas lui-même, la signature du traité eut lieu peu d’instants avant le départ de l’empereur Guillaume, à l’issue d’un déjeuner à bord du Hohenzollern. Quelques écrivains ont trouvé bon d’insinuer que la qualité et la quantité des vins servis à ce déjeuner avaient concouru au consentement de l’empereur Nicolas : c’est une de ces imputations grossières qu’il est facile de réfuter lorsque, comme moi, on a eu plus d’une fois l’occasion d’assister à de semblables déjeuners. Une pareille hypothèse est d’ailleurs superflue pour expliquer le succès du souverain allemand, qui savait très bien établir son ascendant sur l’empereur Nicolas sans recourir à un procédé aussi brutal. A chacune de ses entrevues avec l’empereur Nicolas, Guillaume II, comédien consommé, avait coutume d’apparaitre dans un rôle différent ; ce rôle était toujours soigneusement étudié d’avance et adapté aux circonstances particulières du lieu et du moment. A Bjorkoe, je sais que Guillaume II fut particulièrement bruyant et impétueux, ne donnant pour ainsi dire à l’empereur Nicolas ni le temps de réfléchir, ni la possibilité d’échapper à sa faconde et à la fougue de ses démonstrations.

Lorsque les deux souverains, restés en tête-à-tête, eurent apposé leurs signatures au bas du texte préparé d’avance par l’empereur Guillaume, celui-ci insista pour que l’instrument portât des contre-signatures ; aussi bien avait-il eu soin de se faire accompagner dans son voyage d’un haut fonctionnaire du département des Affaires étrangères de l’Empire, M. de Jchirsky, destiné bientôt à devenir secrétaire d’État à ce département et dont la signature pouvait, à la rigueur, suppléer à celle du titulaire de ce poste. Aucun personnage de même ordre ne se trouvant dans la suite de l’empereur Nicolas, Guillaume II suggéra d’avoir recours à l’amiral Birileff, ministre de la Marine russe, qui se trouvait à bord de l’Étoile polaire en qualité d’invité. Ce vieux marin, entièrement ignorant en matière de politique étrangère, fut appelé au dernier moment et n’hésita pas à apposer sa signature sur un document dont il